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Panier abandonné par des nomades dans le Djourab (cliché Alain
Beauvilain).
GALAM, Journal du Lycée Michel Eyquem de Montaigne de N'Djaména
Première partie, n° 2, avril 1998
Edito par Christian Boussu
Il est des enragés, iconoclastes, qui vont dans le désert pour
peindre uniformément des montagnes en magenta ou pour balancer
des milliers de statuettes en bronze par la soute de Nordatlas
et y laisser leur empreinte personnelle. Il en est d'autres qui
s'usent à exhumer les traces du passé pour enrichir le patrimoine
culturel mondial.
Nous ouvrons ce trimestriel au Must, au numéro Un du hit-parade
de la paléontologie, qui fait voler en éclats le leadership anglo-saxon,
cercle de grande obédience, accroché à une théorie réputée indéboulonnable
qui aura coiffé le monde des Sciences pendant trois décennies.
Le découvreur, au Tchad, de la mâchoire d'Abel, chaînon manquant
de l'histoire de l'évolution humaine, s'explique. Interview d'un
humain très humain : MICHEL BRUNET.
Dites-nous Monsieur Brunet, à quel moment de votre vie vous est
venu ce goût pour la recherche sur le passé lointain de l'humanité
?
Il y a quelques années, mais sûrement durant la Seconde Guerre
Mondiale, j'habitais dans la région parisienne et il était plus
agréable, pour le gamin que j'étais, de vivre plus au sud de la
France. C'est ainsi que je me suis trouvé chez mes grands-parents
maternels, à la campagne, dans une ferme, et c'est sûrement là
que j'ai pris le goût de la nature ; en tout cas, c'est là que,
pendant cinq ans, je me suis baladé. J'ai commencé à découvrir
des fossiles, plein de choses concernant un environnement que
je connaissais bien.
C'était dans le sud du Poitou. J'ai pris ce goût à ne pas rester
enfermé. Quand j'ai eu huit ans, mes parents ont sifflé la fin
de la récréation et ont dit : "C'est fini ! Tu vas retourner à
Versailles !". A l'époque, ils habitaient pas très loin du château
du Roi Soleil, dans un appartement, au cinquième étage.
Revenir là c'était vraiment manquer d'espace. Je me souviens de
cette première fois où ma mère m'a conduit dans le parc du château.
Moi, voyant de l'herbe, je vais courir sur l'herbe, et alors là,
ce ne sont pas les parents qui ont sifflé, c'est le gardien du
parc, en m'expliquant qu'on n'avait pas le droit de marcher sur
l'herbe. Depuis 'ai gardé vraiment un souvenir tellement pénible
de cette affaire que je n'aime pas les jardins à la Le Nôtre,
parce qu'à ce moment-là il m'est apparu alors tellement stupide
qu'on soit capable de faire pousser de l'herbe sur laquelle on
n'avait pas le droit même de marcher.
Et sûrement, ce goût d'être dehors et ce goût des animaux, d'une
manière générale, m'ont conduit après à cela. Imaginer que j'ai
pendant un moment voulu faire médecine, mais les ONG n'existaient
pas à ce moment-là, et il est probable, s'il y avait eu les ONG
que j'aurais fait médecine. Mais ce n'est pas un regret. On fait
les choses, mais après il ne faut pas passer sa vie à les regretter
sinon alors on n'en sort pas.
Après j'ai pensé à être vétérinaire, mais c'est pareil. L'image
que j'avais du vétérinaire, qui allait soigner les chiens ou les
chats dans un grand centre urbain, ça n'allait pas très bien.
Donc je n'étais pas sûr d'aller à la campagne et, finalement,
c'est ainsi qu'on me destinait à tout autre chose.
J'arrivais à l'école, à huit ans. C'est un peu tard pour un enfant.
Ma grand-mère m'avait appris à lire. Je savais écrire mais il
y avaient des choses qui m'échappaient. Mes études ont été assez
courtes, en ayant fait quelques tentatives du côté des mathématiques
parce que 'étais bon en maths. J'étais au lycée Hoche à Versailles
et, dans la même ville il y avait, et il y a toujours d'ailleurs,
un établissement préparatoire aux grandes écoles, qui s'appelle
l'école Sainte Geneviève, plus connue dans notre hexagone sous
le nom de "Ginette", qui prépare les gens à l'X, à Normale Sup....
Le proviseur du lycée où j'étais voulait me garder. J'imagine
donc, tout à fait maintenant, a posteriori, l'entrevue entre ce
brave homme et mes parents, leur expliquant qu'ils avaient un
rejeton pas mauvais en maths et, probablement, qu'il pourrait
faire une grande école d'ingénieurs. Imaginez qu'on dise çà à
des parents ; ils y sont sensibles et moi qui avais envie de faire
des sciences naturelles, c'était complètement différent. Et là,
ils ont été durs quand même avec moi parce que je voulais, à la
limite pourquoi pas, aller faire une préparation C quelque part,
pour faire de l'agronomie par exemple. Et puis je me suis retrouvé
en prépa. Ça a duré un an et puis j'ai dit : "je craque !" et
je suis parti à l'université. Et là c'était clair : pour arriver
à faire de la biologie tout en étant dehors -c'est-à-dire à ne
pas faire uniquement de la paillasse - il n'y avait plus qu'une
voie possible, c'était faire de la paléontologie, et c'est ainsi
que je suis devenu paléontologue.
Le forage artésien de Salal, sous-préfecture du département du
Barh el Ghazal, dernier habitat sédentaire avant les sites fossilifères
de Toros-Menalla (cliché Alain Beauvilain).
Quel a été votre parcours ?
J'ai commencé tard, j'ai fini tôt. J'ai fait des études polyvalentes
de sciences naturelles : sciences de la Terre, de la géologie,
de la biologie, de la génétique, de la zoologie, de la botanique.
J'ai étudié à la Sorbonne où j'ai passé ma thèse courte, puis
la thèse longue dite "doctorat d'Etat".
A Paris, on m'avait installé un petit bureau dans les sous-sol
du Muséum d'Histoire Naturelle. Un jour, j'en ai eu marre de Paris,
de cette ville qui est à la fois merveilleuse mais où aussi un
certain nombre de choses de la vie quotidienne sont un peu pesantes
: j'ai eu marre de la poussière de Cuvier, du rythme de la vie,
et je suis reparti à la campagne. On dit parfois que l'on retourne
vers son clocher d'origine. C'est presque ça puisque, ayant été
naître dans le sud du Poitou, un jour il s'est révélé qu'il y
avait un poste à l'université de Poitiers où il fallait monter
un labo. Ce côté "monter quelque chose" m'a attiré. Pour le moment
je suis là et voudrais bien que ça se termine là. Entre temps,
j'ai failli partir. Il y a un moment où j'ai été très tenté de
partir aux Etats-Unis parce que les conditions de travail étaient
plus faciles.
Pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé à l'Est lors de la cassure
du Rift et ce qu'elle a entraîné : je veux dire la séparation
en deux groupes des pré-hominidés (grands singes et les autres
... mastica-teurs de feuilles) ? En introduction pourriez-vous
présenter la théorie, maintenant dépassée, d'Yves Coppens ?
Vous dire ce qui s'est passé, la réponse est non. Vous parler
des hypothèses qu'on a faites dans ce domaine oui ! J'imagine
que vous faites allusion à cette hypothèse. On appelle ça plutôt
un paléoscénario, qui a été appelé "East Side Story" par mon ami
Yves Coppens. Il faut d'abord savoir que ce paléoscénario a été
élaboré lentement, comme beaucoup d'autres, à partir de remarques
ou de réflexion d'un certain nombre d'auteurs ; et les deux principaux
auteurs qui ont travaillé à cela c'est d'ailleurs, bien sûr, Coppens
parce qu'on est toujours un peu chauvin en France mais il y a
eu aussi un collègue hollandais, beaucoup moins connu du grand
public, qui s'appelle Kortland.
Alors, East Side Story c'est quoi ? Quelque chose de tout simple.
C'est d'abord, sans doute la plus belle histoire, et ça reste
la plus belle histoire concernant l'origine de l'humanité. Et
comme c'est la plus belle histoire, elle a eu beaucoup de succès
(il faut savoir qu'en sciences comme ailleurs, il est beaucoup
plus facile de faire passer des choses agréables que des choses
qui ne le sont pas). Alors, ce n'est peut -être pas la plus juste,
la plus proche de la vérité, mais c'est la plus belle. Il y a
une dizaine de millions d'années, la région tropicale du continent
africain était ceinturée d'ouest en Est par la forêt. Dans cette
forêt dense, qu'on trouve encore à l'Ouest, vivaient des singes,
puisque les singes sont des animaux qui vivent dans un habitat
forestier. Et puis, à partir de -10, -8 millions d'années, une
grande fracture a pris naissance dans le continent africain :
c'est cette cassure, qui s'appelle la Rift Valley, qui a provoqué
un basculement du compartiment oriental africain, de telle sorte
qu'à l'heure actuelle si vous allez à Nairobi, ou encore mieux,
si vous allez à Addis Ababa, vous êtes aux alentours de 2000 mètres.
Vous savez bien que les Ethiopiens sont ceux qui gagnent les marathons
parce qu'ils s'entraînent en altitude. On les trouve à cultiver
de l'herbe sur les hauts plateaux. Ils mettent toutes ces bottes
d'herbe sur le dos. Femmes, enfants, tout le monde à sa botte
et on descend vers la ville pour vendre. Mais la ville c'est 25
kilomètres plus bas, et on remonte en courant. Quand on fait ça
et qu'on est tout jeune après ... ce n'est pas surprenant qu'on
devienne marathonien.
Imaginez donc tout ce compartiment qui bascule, les climats se
déplacent de l'ouest vers l'est, les vents dominants viennent
d'ouest : ça veut dire que les pluies se heurtent à cette falaise,
et donc la région orientale devient plus sèche. La végétation
va se clairsemer : d'une forêt dense on va passer à un paysage
plus ouvert, un paysage de savane arborée.
Alors qu'elles sont les conséquences pour les singes qui sont
là ? Ils sont frugivores, follivores. Ils sont dans les arbres
et puis, à un moment, ils voient les arbres qui disparaissent
sous leurs pattes. Quelle est la solution ? Il faut donc qu'ils
s'adaptent à ce nouvel environnement et il est sûr que pour trouver
leur nourriture il va leur falloir devenir plus mobiles, parcourir
plus de terrain. En zone découverte, la bipédie, se déplacer sur
leurs deux petites pattes postérieures, est plus efficace que
de se mouvoir à quatre pattes.
Ainsi seraient nés, quelque part à l'Est, des singes bipèdes,
qu'on a eu la faiblesse de considérer comme pré-hommes, et de
l'autre côté seraient restés les singes. East side story, ...
c'est ça !
Très belle histoire .... Vous vous rendez compte, c'est merveilleux
: l'Homme serait né de cette grande cassure, des entrailles de
la terre, la terre ayant enfanté l'Homme. Eh bien, ce paléo-scénario
a connu, dans les trois dernières décennies, un consensus grandissant,
et la communauté scientifique internationale, plus dans l'Ancien
Monde que dans le Nouveau Monde, s'est rendue à l'évidence : "Bon,
ça avait dû se passer comme ça !" Et toutes les découvertes qui
se faisaient l'appuyaient parce que de fait, on ne connaissait
ces pré-hommes qu'en Afrique du Sud et en Afrique orientale. Et
il se trouvait qu'en Afrique de l'Est - et c'est toujours le cas
- c'est là qu'ils étaient les plus anciens. Donc ça allait bien
... tout allait bien !
Petite oasis spontanée au coeur des Pays-bas de la cuvette tchadienne
(cliché Alain Beauvilain).
Précisez-nous bien par quelle intuition vous avez bâti une théorie
vous permettant de chercher l'Australopithèque, un australopithèque
encore plus proche de l'homme, autour du Sahara ? Et non pas selon
le courant universellement admis, sur l'Afrique Orientale ?
Vous avez fait un certain nombre de voyages en Afrique Orientale,
donc vous connaissez la Rift Valley. Il est clair que vous avez
pu mesurer quand vous êtes dans cette région et que vous tombez
sur la Rift, que ce n'est pas une barrière géographique. Il ne
s'agit pas d'être Homo sapiens ou Australopithèque pour passer
cette barrière. La meilleure preuve c'est que vous trouvez au
Tchad, dans les faunes que l'on récolte là, de lointains ancêtre
des phacochères qui sont connus aussi en Afrique Orientale ; donc
eux étaient capables de traverser cette barrière. Ce n'est pas
une barrière !
C'est ainsi que, dans les années 80, ne voyant pas bien comment
pouvait fonctionner cette barrière, je me suis dit que, dans le
fond, on pouvait essayer de tester cette hypothèse. En sciences,
il en est ainsi : on fait des hypothèses et on les teste. Pour
tester l'hypothèse, c'était simple, on partait à l'Ouest et on
allait voir ce que l'on trouvait à l'ouest. Le principe est simple
mais pour faire de la recherche, il faut de l'argent et, à cette
époque, la grande idée du moment, ce n'était pas d'aller chercher
le berceau de l'humanité à l'ouest de la Rift valley. Ce n'était
pas ça du tout, du tout !
Alors, quelle était l'idée du moment ? Vous savez que l'Abbé Breuil
parlait du "berceau à roulettes de l'humanité", ... c'est tout
à fait ça. Dans les années 80, le berceau de l'humanité, c'était
quelque part dans les Siwaliks (formations de piémonts de l'Himalaya
que vous trouvez au Népal, au Pakistan et dans une partie de l'Inde).
Il y avait là, au pakistan, une équipe américaine qui trouvait
un primate hominoïde, à l'époque appelé le Ramapithèque (le Ramapithecus)
et qui était connu à ce moment-là entre -10 et -7 millions d'années.
Il était clair que la communauté scientifique pensait que le Ramapithèque,
c'était l'Ancêtre. Les Pakistanais aussi, pensaient ça d'ailleurs
et ça allait bien. C'est toujours facile auprès des "politiques"
quand vous faites le métier que nous faisons. Quand vous allez
les voir et que vous leur dites : "Voilà, votre pays, c'est le
berceau de l'humanité !", ils sont toujours très sensibles. Alors
il se trouvait qu'au Pakistan où travaillaient nos collègues américains,
il y avait là un pays voisin, qui s'appelle l'Afghanistan, pays
très francophone où la France était implantée. Dans ces années-là,
le Président Pompidou venait d'ouvrir un lycée français : le lycée
Istiqlal de Kaboul.
En regardant les cartes géologiques, il venait rapidement à l'idée
de penser que si on trouvait des ancêtres ou des singes, comme
ça, au Pakistan, on ne voyait pas très bien pourquoi il n'y en
aurait pas en Afghanistan, compte tenu des formations géologiques.
Et il y avait un autre problème, c'est qu'en Afghanistan, on trouvait
des géologues français qui travaillaient là depuis longtemps,
qui avaient fait de la carte. L'un d'entre eux, célèbre, l'Abbé
de Lapparent, qui avait beaucoup voyagé et beaucoup travaillé
en Afghanistan, prétendait qu'il n'y avait pas de fossiles.
Bon ! Il n'y avait pas de fossiles, ce n'était pas la peine d'y
aller .... Enfin, toujours est-il qu'en 1980, on a pu tout de
même partir en Afghanistan. Et bien sûr, il s'est révélé que si
vous allez quelque part, vous finissez toujours par trouver ce
que vous chercher. Il fallait arriver à trouver des fossiles qui
soient dans un créneau aux alentours de -8 millions d'années.
Et on a trouvé des fossiles à ... -8 millions d'années. Et on
a fait même mieux, on a fini par trouver un site qui était une
montagne de fossiles et cette montagne avait ... -8 millions d'années
! C'était extraordinaire. Mais alors, quelle surprise : on était
à 200 Km à vol d'oiseau du pakistan et à âge égal des deux côtés.
Et on avait des faunes ... complètement différentes !!!
Très rapidement, il a fallu se rendre à l'évidence, il s'était
passé quelque chose : on appartenait à deux provinces biogéographiques
différentes. Les faunes que l'on trouvait en Afghanistan - et
on a pu le montrer après - appartenaient à une province qui s'étendait
très loin sur l'Iran, jusqu'à la Grèce, et qu'on a appelée la
province gréco-irano-afghane. Et de l'autre, c'était une autre
province. On n'a d'ailleurs jamais trouvé d'explication scientifique
à cela, un peu comme si la célèbre Khyber Pass avait été fermée
.... Ce n'était pas possible de passer, on avait des faunes différentes.
Et depuis, il a fallu quitter l'Afghanistan. J'étais la dernière
fois à kaboul au moment du coup d'état, ce n'était plus possible
de travailler. C'est d'ailleurs une des rares fois où j'ai pensé
que j'avais fait une mission de trop. Donc il a fallu abandonner
l'Afghanistan, sans doute sur le plan humain et sur le plan géographique,
le plus beau au monde que j'ai visité. C'est un pays extraordinaire,
avec de la petite montagne jusqu'à 7000 mètres. Des gens merveilleux
et des choses merveilleuses : vous savez, quand vous arrivez sur
les bords de l'Amou-Daria, et que vous tombez devant une cité
complète bâtie par Alexandre le Grand, c'est féérique !
Que faire ? Alors on s'est dit qu'il pouvait y avoir l'opportunité
pour aller en Irak. Je suis donc allé en Irak. Ça, c'est un pays
où je ne retournerai jamais. C'était en 1979 et je me suis retrouvé
en Irak dans les géôles irakiennes. Ils m'ont relâché la veille
de la déclaration du conflit irako-iranien. J'ai eu de la chance
parce que quand je vois a posteriori, maintenant, comment ça se
passe, on aurait pu y rester beaucoup plus longtemps que prévu.
Il y avait malgré tout toujours cette inquiétude sur ce qu'on
avait trouvé en Afghanistan.
Je travaillais à l'époque avec un collègue du Muséum à Paris et
on s'est dit : "On va aller vérifier, avec les Américains, sur
les chantiers de fouilles toutes les différences", parce que c'est
quand même surprenant cette différence entre les faunes afghanes
et les faunes pakistanaises.
C'est ainsi que je suis entré en relation avec quelqu'un qui est
devenu un ami depuis et qui s'appelle David Pilbeam. J'ai travaillé
trois ans avec lui au Pakistan. Alors on a fait un certain nombre
de choses ensemble. David est un British de Cambridge et c'est
lui qui est à l'heure actuelle le Directeur du laboratoire d'Anthropo-logie
de Harvard. Et puis, quand vous êtes sur le terrain, les soirées
sont longues et moi j'avais toujours mon idée d'aller à l'Ouest,
d'aller à l'ouest de la Rift Valley, et j'ai fini par le convaincre
de venir avec moi. Ça présentait plusieurs avantages : le premier
étant que je n'étais pas seul et qu'on est plus efficace à deux
; le second étant que, avec l'appui de Harvard, ça faisait mieux
dans le tableau, et donc, il était un peu plus facile de trouver
des subsides et des crédits pour faire ça.
Nous nous sommes retrouvés au Cameroun. On avait été prudent quand
même : j'avais dit à David "On va aller voir mon copain Yves Coppens"
qui était, à ce moment-là, professeur au Musée de l'Homme à Paris.
Il ne s'agissait pas, non plus, de heurter Yves et de lui dire
"Bon, on va tout casser !". Ce n'était pas le but de la manip.
Le but était simple, on lui dit : "East side story, c'est bien
mais on a décidé qu'on va tester ; on va à l'Ouest. Est-ce que
tu es de tout cœur avec nous ? -Naturellement, vous avez tout
mon soutien". Et puis on est parti. L'idée, à ce moment-là, aurait
été de venir au tchad, directement, mais ce n'était pas possible
parce que, au nord du 16e parallèle, dans les années 80, ici,
au Tchad, se déroulaient des événements incompatibles avec des
activités paléoanthropologiques.
D'abord, il y avait de bons indices parce qu'au nord du 16e parallèle
il y avait eu beaucoup de géologues français qui avaient travaillé,
et notamment des hydrogéologues qui avaient simplement cherché
de l'eau pour les populations locales. Ils avaient fait beaucoup
de terrain et trouvé de nombreux fossiles qu'ils avaient ramenés.
De telle sorte que, en 1959, on voit apparaître une Note aux comptes
rendus de l'Académie des Sciences : "Découvertes de mammifères
fossiles dans le Pliocène-Quaternaire du Tchad" et cette note
est signée par les géologues en question : Abadie, Barbault et
... Yves Coppens ! Alors, ce qui est amusant, c'est que dans cette
Note, on a une faune qui montre qu'à cette époque-là, on a une
savane arborée. Coppens se dit (c'était une bonne idée) : "Je
vais travailler ici". Et puis, comme il est jeune, dynamique,
il obtient alors une bourse de la Fondation de la Vocation, vient
au Tchad avec Françoise, qui deviendra plus tard son épouse, et
ils vont travailler là cinq ans.
Ils ont beaucoup de chance au départ : françoise, un jour, quelque
part (enfin ... au moins l'histoire raconte ça, je n'y étais pas
personnellement), au pied de la falaise de l'Angamma, trébuche
et donne un coup de pied dans un caillou qui a une forme un peu
bizarre. Elle ramasse ce caillou, le montre à Yves, et il faut
se rendre à l'évidence ce caillou est un fossile et ce fossile
c'est un massif crânio-facial d'hominidé qui va devenir l'homme
le plus célèbre du Tchad : le "Tchadanthropus". C'est le "Tchad
anthropus" de l'épouse, donc un "anthropus uxoris". C'est un fossile
un peu difficile dans la mesure où il y a plus de gangue que d'os,
pas facile à étudier, mal daté parce que, avec la faune accompagnante,
on ne sait pas trop l'âge qu'il a. Il n'est pas très gros et Yves
est persuadé qu'il a trouvé un Australopithecus. Alors, si on
reprend les cartes et les publications de l'époque, on voit que
Yves écrit : "C'est le premier australopithèque à l'ouest de la
Rift valley". Et puis ça se passe mal parce que, cet australopithèque,
il apparait de plus en plus que ce n'est pas un australopithèque,
c'est plutôt un Homo plus récent.
Donc les choses se dégradent quant à ce fossile et à son appartenance
; parallèlement la ruée vers l'os se fait en Afrique orientale
en 1959. Pourquoi en 1959 ? Parce qu'à cette époque là, Louis
et Mary Leakey cherchent des australopithèques en Tanzanie. Il
leur aura fallu trente ans avant qu'un jour de 1959, alors que
Louis fait un accès de malaria et est couché sous la tente, mary
trouve le crâne du premier australopithèque - celui que Louis
a appelé à ce moment-là le Zinjanthrope, "Zinjanthropus boisei",
qui sont les australopithèques robustes.
A partir de cette époque, il va y avoir cette grande ruée de toutes
les équipes internationales sur l'Afrique orientale. On se partage
le territoire. Du côté français, c'est Camille Arambourg, qui
est le Directeur de l'Institut de Paléontologie du Muséum à Paris.
C'est donc lui qui part dans la vallée de l'Omo. Le reste de l'Ethiopie
est aux mains des Américains ; le kenya et la Tanzanie, c'est
le clan Leakey !
Tout ça avait commencé en Afrique du Sud avec une découverte qui
avait été faite encore plus tôt, en 1924, avec la publication
de Raymond Dart, du premier australopithèque qui vient de Taung,
à la suite du tir de mines dans une carrière exploitée pour la
pierre à chaux à 400 Km au S-SE de Johannesburg.
Entre 1959 et maintenant, les découvertes se sont poursuivies
en Afrique orientale. Année 1965, Coppens arrête au Tchad parce
que Arambourg commence à être vieux et lui dit : "prenez la suite
!". Il arrive donc en Afrique Orientale, laisse le Tchad où le
Tchadanthrope est devenu un Homo erectus, et il n'est resté vraiment
très célèbre qu'au Tchad mais plus dans les communications scientifiques.
Donc, Coppens fait les grandes expéditions de l'Omo qui vont conduire
à des découvertes nombreuses de fossiles d'hominidés : que ce
soit des australopithèques ou des représentants du genre Homo.
On en est donc là, nous, dans les années 80. Je sais qu'au Tchad
il y a des faunes visiblement intéressantes, il y a un champ d'investigations
possible, mais ... Mais il a la guerre et donc on ne peut pas
y aller ! Alors on commence plus au sud. Généralement les environnements
volcaniques pour trouver des hominidés sont de bons environnements
et donc le pays qui est le plus près du tchad et le plus au sud
direct, c'est le Cameroun. A ce moment-là, la situation au Cameroun
est bonne, les relations politiques avec la France sont excellentes.
Il n'y a pas de problèmes pour avoir des autorisations. Et donc
nous voilà rendus avec David Pilbeam au Cameroun. En faisant un
peu de bibliographie, on se rend compte que les Allemands avaient
trouvé des bois fossiles dans le Sud. On a alors commencé par
les plantations d'hévéas du sud de l'Ouest-cameroun et on est
remonté peu à peu vers le Nord. On s'est retrouvé sur le plateau
de l'Adamaoua-Ngaoundéré. Et puis on est remonté encore jusqu'à
Kousseri. Il a fallu se rendre à l'évidence, il n'y avait pas
de bonnes formations géologiques pour livrer des hominidés au
Cameroun. On a trouvé des formations à -8 millions d'années sur
le plateau de l'Adamaoua mais les conditions climatiques sont
telles que les eaux qui percolent là-bas ont des pH qui sont aux
alentours de 5, c'est-à-dire que tout a fondu. L'environnement
n'est pas bon ! Par contre, dans le bassin camerounais de la Bénoué,
on a trouvé des dinosaures, des mammifères anciens de 120 millions
d'années qui étaient les plus anciens du continent africain à
ce moment-là.Donc on a bien trouvé des fossiles au Cameroun, mais
on n'a pas trouvé les bons. Il n'y a pas de bons niveaux sédimentaires.
Ceux-ci sont déposés par le paléo lac Tchad et bien connus en
forage par les "pétroliers", mais ils ne sont pas en affleurement.
Ils sont recouverts par des formations plus récentes. Or, j'avais
toujours espéré que des rivières, comme par exemple le Logone
ou la Bénoué entaillent la roche jusque là ... main non ! Tout
cela nous a conduits à un peu plus de 2000 Km au nord, pour trouver
de l'Hominidé. Et pour parcourir tout ça, j'ai mis une petite
quinzaine d'années. D'abord il faut en avoir envie. C'est intéressant
sur le plan humain parce que, quand vous avez une idée qui va
à contre-courant, la communauté scientifique se dit, dans un premier
temps "Et si dans le fond, il avait raison ?". Alors vous avez
toujours quelques personnes qui, prudentes, ne vous aident pas
franchement mais restent en attente. Et puis, au bout de quelques
années, quand vous n'avez pas trouvé, alors tout le monde dit
clairement : "C'est une idée complètement stupide ! On voyait
bien ...". Et tout le monde est rassuré.
Petit à petit, les choses se sont améliorées au Tchad. J'y suis
venu assez rapidement après avoir rencontré -ça, c'est un peu
le hasard- Alain Beauvilain. Il avait été au Cameroun, il était
au Tchad, au Centre National d'Appui à la Recherche de N'Djaména,
et il avait entendu parler d'une équipe qui était à la recherche
d'hominidés. Il est venu un jour me visiter à Garoua pour me dire
en substance : "Voilà, je suis en coopération au Tchad, je fais
les Vendredis scientifiques du CNAR, j'invite des conférenciers
et je serais ravi que vous veniez". Ce qu'il me proposait, c'était
de quitter mon camp de base pour monter à 600 Km un peu plus au
nord. J'ai acquiescé à la seule condition d'avoir l'autorisation
d'amener avec moi des géologues camerounais pour rencontrer leurs
homologues tchadiens. J'ai donc fait une conférence au cinéma
Vog. J'ai vu beaucoup de monde, ça s'est bien passé et Beauvilain
était content. Quand je suis parti, il m'a dit : "je vous dois
combien ?". J'ai répondu : "Rien. Moi, je suis ravi ; des géologues
des deux pays se sont rencontrés. C'est bien. -Oh, mais si! -Bon,
si vraiment vous voulez faire quelque chose pour moi, essayez
de me trouver un permis de recherche pour aller travailler au
nord du 16e parallèle, au Tchad. Si c'est possible, ça m'intéresse".
Je suis reparti. Et puis un jour, en décembre 1993, le téléphone
sonne : "Ici Alain Beauvilain, du Tchad. Si vous voulez, vous
pouvez venir en janvier et je vais avec vous au nord du 16e parallèle".
J'ai dit : "OK, on part !".
2e partie, Galam, n° 3, juin 1998
A KT 08 le 13 janvier 1994, Michel Brunet, Alain Beauvilain, Ali
Moutaye
(cliché François Beauvilain).
En janvier 1994, nous sommes donc montés au nord de Koro Toro
et on a commencé à trouver des fossiles. J'étais stupéfait. Je
n'en attendais pas tant. Il y avait des champs de fossiles à peu
près partout et on faisait la collecte ; c'était comme si on était
à la cueillette des champignons. Bien sûr, il n'y avait pas que
des fossiles ; il y avait des restes de toutes les activités qui
s'étaient déroulées là depuis quelques lustres. Et puis on rentre,
je ramène à Poitiers mes faunes et je les compare avec celles
qu'on avait découvertes en Afrique orientale. Evidemment, il y
avait des choses qui se distinguaient mais enfin, pour le gros
de la troupe, c'était la même chose. C'était donc clair qu'il
pouvait y avoir des australopithèques. Et puis tout allait bien,
les Tchadiens étaient contents.
Il y a un homme qui a joué un rôle-clé, c'est Abakar qui était
le directeur du CNAR et qui vraiment a joué pleinement son rôle.
C'est ainsi qu'en 1995 je suis revenu et mon idée c'était de monter
un peu plus au nord de l'Angamma. C'est tellement beau ce qu'il
y a au sud mais c'est peut-être plus beau au nord, et donc, on
va faire le tour, quoi !
J'en étais à une quinzaine d'années de recherches à l'ouest où
j'avais carrément annoncé la couleur .... J'allais chercher des
vieux singes et je n'en avais toujours pas trouvé la queue d'un.
Le seul avantage que j'avais, c'est qu'en étant prof de fac, avec
une barbe blanche, on commence à être payé correctement et à mes
amis proches qui parfois me disaient : "Tu es un peu fou ! Tu
devrais arrêter", je répondais : "oui, oui, bon, d'accord, vous,
vous allez en vacances à l'île de Ré, à l'île d'Oléron ; moi,
j'irai en vacances au Tchad. Il y a plein de sable, il y en a
plus que là-bas. D'accord, c'est toujours à marée basse ...".
Je finançais ça sur mes propres derniers.
Et puis ... 95, ça n'a pas été une bonne année climatique. On
a subi une tempête de sable d'une violence inouïe avec des vents
de plus de 100 Km/heure. On n'avait que deux voitures, pas de
tente. C'était devenu invivable, épouvantable. On tournicote là-dedans
et puis, un après-midi, Alain Beauvilain m'appelle en criant.
Il faut dire qu'il n'est pas paléontologue, il est géographe.
Il n'avait jamais vu autant de fossiles de sa vie. Et comme tous
les spécialistes, quand vous amenez des gens sur des sites de
ce type où vous avez des fossiles qui sont là en surface, c'est
comme si vous ameniez une classe de gamins dans un champ de champignons
en leur demandant de les ramasser de manière rationnelle. Vous
n'allez pas y arriver. Il en est de même là, et vous avez des
gens qui courent dans tous les sens parce qu'ils veulent trouver
le plus gros. On a beaucoup de mal ... et même avec les collègues,
je vois les difficultés qu'on a eues.
Beauvilain avait trouvé un site qui me semblait intéressant. Vous
savez, quand vous travaillez depuis quinze ans, il y a des choses
que vous sentez, comme ça, de manière intuitive. J'ai dit : "Bon,
on va bivouaquer là ce soir". Le matin, je me suis levé de bonne
heure et on a eu la visite de nomades.
Nomades à KT 12 (cliché Alain Beauvilain).
On a échangé des cadeaux et les femmes ont apporté le lait de
chamelle. Il y avait beaucoup de vent. Ces femmes m'ont souhaité
plein de bonnes choses et qu'Allah me porte chance. Toujours est-il
qu'une heure après, on avait trouvé la première mâchoire d'australopithèque
jamais découvert à l'ouest de la Rift Valley, à 2500 Km de la
dépression des Afars. C'était 1500 Km plus à l'ouest que Lucy.
KT 12, le 23 janvier 1995, 8 heures 50, Michel Brunet contemple
Abel
(clichés Alain Beauvilain).
Alors, quand vous avez cherché depuis quinze ans, ça fait un gros
choc psychologique : il y a plein d'émotions d'autant qu'en cours
de route il s'était passé des tas de choses dont je ne vous ai
pas parlé. Durant ces quinze années, il y avait eu des merveilleux
où on avait trouvé des dinausores, des mammifères, mais il y avait
eu des moments dramatiques -l'un d'entre eux étant en 1989 où
un collègue de l'université de Poitiers, qui était un ami proche,
Abel Brillanceau (avec lequel j'étais parti au Cameroun) est mort
là-bas d'un accès de palu résistant et foudroyant. Ça relativise
beaucoup les choses de la vie ; avoir un accident de ce type simplement
parce que j'avais décidé de tester une hypothèse, un paléoscénario,
et que c'est lui qui est mort, il y a un certain sentiment d'injustice.
J'ai toujours juré que si un jour on trouvait ce qu'on cherchait,
alors, cet homme-là s'appellerait Abel.
Maintenant, Abel, apparemment, est passé dans les mœurs. En plus,
il avait beaucoup de chance puisque dans cette région il y a aussi
la vallée du Bahr el Ghazal, qui en arabe classique est "la Rivière
aux gazelles" ... C'est très beau ! En latin, c'est ce qui a fait
Bahr el gazali : il est devenu "Australopithecus bahrelghazali",
ce qui rend mes collègues anglo-saxons très mécontents de moi
parce qu'ils disent que c'est imprononçable pour eux. Eh bien,
tant pis. J'ai dit : "Vous apprendrez ... quoi !".
Abel vivait au bord de l'eau (lacs, rivières) à 3,5 millions d'années.
On a toute une faune accompagnante qui est composée de bêtes aquatiques
: poissons-chats, crocodiles, tortues, hippopotames. Vous avez
des animaux de bord de l'eau (avec des lianes que l'on connaît
maintenant dans les forêts-galeries africaines) comme des sangliers
de type potamochère actuel. Et puis, on passait à une savane arborée
où on a des éléphants, des giraffidés, d'autres formes voisines
du phacochère, des carnivores. Parmi ces derniers, on a des choses
surprenantes, notamment une loutre géante (qui n'est pas publiée,
c'est une nouvelle espèce). Cette loutre à la taille d'un ours
et les dents sont telles qu'elle avait un régime alimentaire spécialisé,
à base de crabes. Effectivement les eaux douces africaines, là,
sont fréquentées par des crabes. Il faut savoir que le lac Tchad,
pour le moment, c'est entre 3.000 et 20.000 Km2 et ça se rétrécit
comme une peau de chagrin. Quand vous remontez dans le temps,
il y a eu des périodes où il y avait ici une véritable mer intérieure
avec une faune énorme, très riche, et une végétation luxuriante.
Donc, ... Abel est bien calé, il a sa faune ; dans cette faune,
j'ai oublié, vous avez un rhinocéros (l'ancêtre des rhinocéros
blanc) qui mange de l'herbe ; il y a un cheval tridactyle (à trois
doigts) qui est un brouteur d'herbe aussi. De cette savane arborée,
vous avez des espèces de prairie à graminées. Ainsi, sur l'environnement,
on est assez bien documenté. Dans les travaux qu'on a poursuivis
depuis, nous en avons trouvé deux autres.
Tout cela a conduit les médias à dire qu'Abel bouscule le paléoscénario
des origines de l'humanité. Alors, bien évidemment, ça veut dire
qu'East Side Story, c'est une hypothèse et que cette hypothèse,
dans le meilleur des cas, il faudra la reconsidérer. C'est la
première chose. Abel montre aussi que, très tôt, entre 3 et 4
millions d'années, la pré-humanité a eu une très large répartition
géographique, depuis le cap de Bonne Espérance, en Afrique du
Sud, en passant par le Malawi, la Tanzanie, le kenya, l'Ethiopie
et on est rendu au tchad. Mais on en connaît, de fait, jusqu'au
golfe de Guinée, parce que, je l'ai dit précédemment, ces niveaux
sédimentaires, ils existent au Cameroun - on les connaît en forages
- ils n'affleurent parce qu'ils sont recouverts par d'autres formations.
Mais les mêmes niveaux existent, et s'ils affleurent, on en trouvera.
Cela fait donc une répartition géographique importante sur l'ensemble
de cette auréole autour de ce qu'était la forêt dense.
On peut imaginer un autre paléoscénario, sans doute moins précis
que le précédent. Les singes, nos ancêtres, ont vécu dans la forêt
et puis, un jour, ils sont sortis en lisière. Il n'est donc pas
surprenant qu'on retrouve des pré-humains autour de cet immense
massif forestier. La question est posée : c'est de savoir à quel
endroit exact ? Alors, mon idée est moins belle qu'East Side Story.
Je ne pense pas que ce soit une question à laquelle on puisse
répondre directement. Vous vous rendez compte, il faudrait être
capable de saisir l'instant précis de l'émergence et je crois
que l'on n'y arrivera pas. Ce que l'on sait des phénomènes de
spéciation - d'apparition de nouvelles espèces - c'est que, quand
ils se réalisent, ils se font très rapidement. C'est avec l'aléas
du tout ou rien : ou vous avez spéciation et vous avez un groupe,
une nouvelle espèce qui démarre, ou alors, vous n'avez pas de
spéciation et le groupe en question est éliminé. S'il est éliminé
très tôt, vous n'avez pas de trace. Et quand il y a spéciation,
autour de cette immense forêt, vous avez un déploiement géographique
qui peut être très rapide. Alors, il faut bien voir un instant
géologique. Quand on parle, nous, de la vérité du moment, là-bas,
dans le meilleur des cas, on est à quelques centaines de milliers
d'années près, et encore, il nous faut une précision diabolique
pour arriver à ça. Pour trouver l'endroit exact, cela me paraît
difficile. Je crois plutôt que la vérité du moment, toutes les
informations scientifiques que nous avons, indiquent clairement
que les plus anciens primates connus sont africains ; donc le
berceau de l'humanité, c'est l'Afrique. Bien sûr, pour un berceau,
un continent comme l'Afrique, c'est un peu grand ! Mais enfin,
c'est comme ça ... pour le moment.
Abel montre donc une grande diversité. Or, on a eu, je crois,
jusqu'à maintenant, cette idée un peu simpliste : on trouvait
un australopithèque ancien, on disait : "c'est l'Ancêtre". On
en trouvait un, un peu plus récent, on disait "c'est le descendant".
Ainsi de suite ... C'est-à-dire qu'on a mis des briques les unes
au-dessus des autres. L'évolution humaine est buissonnante, c'est
clair. A l'époque d'Abel, on a la quasi certitude qu'il y avait
trois ou quatre hominidés différents. Donc la question qui est
posée maintenant, c'est de savoir, sur cet arbre, quel est le
rameau qui a donné naissance au genre Homo. Mais la question va
plus loin : dans le genre Homo, dès le départ on ne parlait que
d'Homo habilis ; or sait maintenant qu'il y a Homo rudolfensis
à côté, et que ce n'est sûrement pas Habilis qui a donné naissance
à l'Homo erectus, mais plutôt Rudolfensis, et qu'à chaque fois,
on trouve plusieurs hominidés en même temps (là Homo erectus et
Homo ergaster). On a toujours eu ce sentiment qu'il n'y en avait
qu'un à chaque fois ; or, il faut se rendre à l'évidence : avec
ce que l'on sait actuellement, le seul moment de l'histoire de
l'humanité où il n'y a eu qu'une seule espèce d'hominidé sur Terre,
c'est en ce moment. Cela dure seulement depuis 30.000 ans ! On
pourrait continuer sur cette voie, en disant : "c'est inquiétant.
Il n'y a plus qu'une seule espèce !". Quand on regarde l'histoire
des groupes animaux, il y a toujours un moment où vous avez plusieurs
espèces et, avant qu'ils ne disparaissent, vous voyez le nombre
d'espèces se réduire. Puis il y a un moment où il n'y a plus qu'une
espèce ...
On a assez d'événements maintenant pour voir que c'est assez buissonnant.
Le problème qui est posé, c'est à quel moment - puisque les biologistes
moléculaires ont clairement montré que la dernière dichotomie
est entre les chimpanzés et nous. La réponse qu'on peut donner
actuellement, c'est que ça s'est passé sûrement entre -6 et -5
millions d'années. Donc, imaginez, quand vous avez une équipe
de chercheurs, que vous êtes au Tchad, que vous venez de trouver
le premier pré-humain à l'ouest de la Rift Valley, que vous êtes
à -3,5 millions d'années et que vous avez toutes ces données,
vous savez que si vous voulez essayer de trouver l'ancêtre à tous,
aller très près de la dichotomie, il faut être entre -6 et -5
millions d'années ; donc, vous allez chercher des sites plus anciens,
c'est ce qu'on fait.
L'année dernière on a exploité un site dans cette tranche d'âge,
et un autre entre -5 et -4. C'est-à-dire qu'à l'heure actuelle
on a au moins deux zones fossilifères au tchad dans lesquelles
on est sûr que l'on est au-delà de tout ce qui est connu ailleurs.
Cela veut dire en clair que le premier reste d'hominidé que l'on
va trouver dans ces zones sera le plus vieux, plus vieux qu'en
Afrique orientale. Ce qui me conduisait à dire à mon ami Coppens
: "Tu laisses tes flèches (parce qu'il dit maintenant qu'il y
a eu des migrations) mais quand on aura trouvé le plus vieux,
il faudra simplement, au lieu d'admettre une migration de l'Afrique
orientale vers l'Afrique centrale, eh bien, on fera l'inverse".
Ce qui montre d'ailleurs que, pour le moment, East Side Story,
ce n'est pas aussi simple que ça. Cela maintenant, on en a la
certitude. Alors ... avoir la prétention de proposer une hypothèse,
je crois plutôt qu'à l'heure actuelle il et urgent d'attendre
et de voir ce qu'on va trouver, notamment ici, entre )6 et -5
millions d'années? Parce que celui qui est les plus ancien, Ardipitecus
ramidus, découvert à -4,5 millions d'années dans le Middle Awash,
est un animal bizarre dont on peut se demander s'il est déjà engagé
vers les hommes ou vers les chimpanzés. C'est quelque chose de
particulier : c'est déjà un animal bipède mais qui est associé
à une zone de forêt dense.
Alors ... l'histoire de la bipédie apparue dans la savane, c'est
de l'histoire des sciences. La bipédie est peut-être, en fait,
apparue plusieurs fois. Donc il se pose à nous plein de questions.
Et c'est ça qui est difficile. Le grand public a besoin de certitudes
sinon il n'est pas satisfait. Or justement, ce qui est excitant
maintenant - et c'est le propre de la recherche - c'est qu'il
n'y a pas de certitudes. Tout est possible. La seule certitude
qu'on peut avoir c'est que l'on est absolument incapable d'imaginer
ce qu'on va trouver. C'est d'ailleurs ce qui nous fait marcher
car l'enjeu maintenant , ici, est de découvrir un pré-humain plus
vieux qu'en Afrique orientale. Cela a beaucoup de succès auprès
des autorités locales. La dernière fois que j'ai rencontré le
Président tchadien Idriss Déby, lors de son invitation chez le
Ministre de la Coopération à Paris, il m'a dit "professeur, je
sais que vous n'avez pas trouvé dans votre site ancien. Mais pour
moi, c'est clair : c'est le Tchad qui est le berceau de l'humanité
... de toute manière". Je crois quand même que le Tchad devient
un candidat aussi bon que l'Afrique orientale. Il faut continuer
et faire du terrain.
On a découvert Abel le 23 janvier 1995. En juillet, je suis allé
au Museum National d'addis Ababa comparer Abel avec les restes
d'australopithèques d'Ethiopie. Je l'ai, entre autres, comparé
à Lucy qui était là. Donc Lucy, la cousine de l'Est, et Abel,
le cousin de l'Ouest (qui ont vécu à peu près à la même époque,
Abel entre 3 et 3,5 Ma et Lucy à 3,2 Ma) ont passé leurs premières
vacances ensemble en juillet 1995.
La différence la plus simple à faire passer c'est que, au cours
de l'évolution, il y a une réduction de la face chez les hominidés
et une augmentation de la capsule cérébrale. Bien évidemment,
plus vous êtes dérivé, plus votre face est petite, plus votre
capsule cérébrale est grande. Chez les Australopithèques on a
encore des choses qui sont toutes en museau avec une capsule cérébrale
qui est à peine plus grande que celle des singes. Vous avez des
Australopithèques du type Lucy ou Abel avec un cerveau qui fait
aux alentours de 500 cm3. Il faut savoir que chez les Homo sapiens, la moyenne est de 1600 cm3.
Lucy a une face qui est encore très projetée en avant ; quant
à Abel, il a une face beaucoup plus raccourcie : sa mandibule
est plate devant cette face qu'on appelle la "face mentonnière".
Il n'y a pas de menton ; c'est une structure très récente qui
date de quelques dizaines de milliers d'années seulement. Ce qui
veut dire, qu'à ce niveau là, Abel est plus évolué, plus dérivé
que Lucy. C'est un caractère très humain et on peut considérer
qu'il est un bon candidat ancêtre pour le genre "Homo". Par contre, il a gardé des caractères très primitifs : à ses
prémolaires, il a gardé trois racines. C'est ce qu'on trouve chez
les singes, et chez nous, les Homo sapiens, à l'heure actuelle,
les prémolaires du bas ont une racine, quelques fois deux ...
jamais trois ! Si vous interrogez un dentiste, il vous dira que
dans toute sa carrière, il a vu une fois une prémolaire qui avait
trois racines, et c'était pathologique. Ça, c'est assurément un
caractère ancestral.
Donc, vous avez un mélange de caractères. Les uns sont restés
très primitifs, d'autres sont déjà très dérivés. Beaucoup de ces
hominidés anciens ont cette anatomie. On parle d'une évolution
qui se fait "en mosaïque", c'est-à-dire que, sur un même sujet,
toutes les parties de l'individu n'évoluent pas à la même vitesse.
Nos ancêtres d'il y a 20 millions d'années avaient déjà 32 dents,
comme nous. Mais notre face se réduit : la place pour les dents
devient de plus en plus faible, et pourtant le nombre de dents
reste identique. Que se passe-t-il ? Eh bien, ce sont toujours
les problèmes qu'on a avec nos dents dites de sagesse, avec les
troisièmes molaires. Maintenant on voit des tas de gamins à qui
on enlève les germes de ces dents parce qu'un matin ils se réveillent,
ils font un trismus, ils sont bloqués, ils ne peuvent plus parler.
Dans les populations modernes d'Homo sapiens, on se rend compte
qu'on est en train, progressivement, de perdre ces dents et de
passer à une formule dentaire de 28 dents chez les plus dérivés,
mais il y en a encore très peu.
Nous connaissons les gisements d'Australopithèques :
- Omo, Middle Awash et Hadar en Ethiopie ;
- Kanapoï, Allia Bay, Lothagam et Koobi Fora au Kenya ;
- Laetoli et Olduvai en Tanzanie ;
- Taung, Kromdraal, Sterkfontein, Swartkrans et Makapansgat en
Afrique du Sud ;
- et maintenant Bahr el Ghazal au Tchad, dont vous êtes le découvreur.
Nous savons par ailleurs que dans le désert du Niger on ne trouvera
que des dinosaures. Alors vers quel autre lieu géographique se
diriger en Afrique quand on s'appelle Monsieur Brunet pour rencontrer
de l'Australopithèque ? En procédant par élimination bien sûr
! Et ... vers quoi ?
On me pose souvent celle-là et je réponds que je ne vais certainement
pas répondre à une telle question et que si je sais où on va en
trouver d'autres, naturellement je ne vais le dire. Cela, c'est
l'évidence même. Mais je peux vous répondre indirectement.
Je considère, avec mon équipe, que l'apport le plus important
que nous nous avons fait c'est de montrer qu'à l'ouest de la Rift
Valley il y a des hominidés anciens et, par voie de conséquence,
que dans le reste du continent africain on peut en trouver. Si
on veut écrire l'Histoire de l'humanité, il faut essayer de faire
une synthèse entre ce qui a été appelé "East Side Story" et ce
que j'appellerai volontiers, d'une manière symétrique, "West Side
Story". Et si on regarde les surfaces considérées, l'Afrique du
Sud et l'Afrique orientale, c'est aussi très peu par rapport au
reste du continent africain. Il y a donc un champ d'investigations
absolument énorme.
Alors j'imaginais qu'un certain nombre d'équipes internationales
allaient se lancer à la conquête de ce continent africain, à l'ouest.
Que pensez-vous qu'il arrivât ? Ce n'est pas ça du tout ! Des
Espagnols sont sur le point de débarquer. C'est très décevant
car ça en dit long sur l'espèce Homo sapiens. Après avoir travaillé
plus de quinze ans de ma vie à essayer de trouver un pays où il
pouvait y avoir des préhumains je pense que, pour des équipes
internationales autres, venir opérer au même endroit où j'en ai
découverts, je ne crois pas -quoi qu'il se passe - que ce soit
particulièrement glorieux ! J'attendais un mauvais coup de la
part d'une équipe américaine, ce qui me choque c'est que cela
va venir de la part d'une équipe européenne. Et ça me choque d'autant
plus que j'avais rencontré, au cours d'un colloque en France,
ce collègue de Barcelone et lui avais proposé de venir dans l'équipe
travailler avec nous.
Je n'ai pas répondu à votre question. Je pense qu'on peut trouver
des Australopithèques partout ailleurs sur le reste du continent
africain. Alors, va-t-on en découvrir plus au nord de l'Afrique,
c'est-à-dire dans le Maghreb ? A priori pourquoi pas ! Le seul
facteur qui pourrait être limitant serait climatique, avec des
écarts thermiques un peu plus importants : ces animaux sont au
départ tropicaux des pays chauds. Je devais partir en Libye avec
des collègues de Madrid mais n'ai pas pu m'y rendre suite à mon
infarctus. Il n'est pas impossible qu'on en trouve là-bas ....
Votre découverte est désormais rentrée dans l'Histoire des Sciences.
Dans quel sens comptez-vous travailler maintenant ?
J'ai une PME de chercheurs, dont une vingtaine en labo. Si vous
imaginez qu'au cours d'une mission de terrain comme celle-ci je
dépense en moyenne 20 à 25 ans de crédits de mon propre laboratoire,
il faut alors chercher ailleurs. C'est un travail qui à peut-être
été, ces dernières années, un peu trop lourd biologiquement, c'est-à-dire
qu'il faut être sur la brèche vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Mais je pense qu'on va arriver au bout. Les autorités locales
sont très fières de ces découvertes et très réceptives. Il y a
un soutien important et les communautés tchadienne et française
sont vraiment en phase. Cela m'a très largement aidé. Sinon çà
aurait été une mission impossible d'autant plus qu'il fallait
que je résiste aux tentations de financements faciles.
Il y aura des dates qui resteront. 1924 : c'est la première découverte
d'un Australopithèque sur le continent africain et c'est là que
l'on commence à voir le rôle de cette terre dans nos origines.
Ce qu'il faut savoir c'est que Raymond Dart, ce jeune professeur,
médecin anatomiste, directeur du Laboratoire d'anthropologie à
la Medecine school de la Witswatersrand University de Johannesburg,
va mettre trente ans pour faire passer sa découverte à la communauté
scientifique internationale. La découverte se fait en novembre
1924, la publication dans "Nature" se fait en février 1925 et, à cette époque-là, envoyer un manuscrit
de Johannesburg à Londres, cela demande un certain temps. Dart
a parfaitement assimilé l'intérêt scientifique de cette découverte
et le journal local, qui est le "Star", l'a également compris.
Or déjà, à ce moment-là, "Nature" va avoir le monopole sur un
certain nombre de choses et va traiter avec le "Star".
Mais à cette même époque, depuis déjà quelque temps, traîne en
Grande-Bretagne "l'Homme de Piltdown", cet Homme qui se révélera
être une supercherie en 1955. Alors que se passe-t-il ? Les grands
savants britanniques cautionnent Piltdown comme "ancêtre" (Piltdown,
trouvé ... en Angleterre !) et rejettent le travail de Dart. C'est
ce qu'on appelle une "découverte prématurée", une découverte qui
ne se fait pas au bon moment. L'opinion n'est pas prête à recevoir
cela.
En 1924, l'idée que l'on a sur ce que doit être notre ancêtre
est simple : il doit avoir un gros cerveau parce que c'est rassurant.
Et s'il doit avoir des caractères primitifs, c'est sur la denture
: il doit avoir des dents qui ressemblent à celles des singes.
Le fossile de la supercherie scientifique de Piltdown, qui durera
presqu'un demi-siècle et fera beaucoup de bruit, était constitué,
en fait de Sapiens actuel auquel on avait associé une mandibule d'orang-outan et
on avait limé les dents pour qu'on ne puisse pas reconnaître leur
dessin. Donc Dart va se battre pendant trente ans pour faire passer
son idée face aux "scientifiques anglais" qui ont pignon sur rue.
Ils prétendent que sa découverte est un singe et non un pré-homme
et la revue "Nature" fera obstruction. Or Dart, à cette époque, est un visionnaire.
Ce qui est amusant, c'est quand on a fait notre découverte à l'Ouest,
immédiatement il y a eu un tir de barrage au niveau de "Nature". Cela a duré presqu'un an avant que ma publication ne soit acceptée.
Ils étaient furieux qu'on ait trouvé quelque chose à l'Ouest et,
en plus, que ce soit un French. Le monde anglo-saxon a mal perçu
cela. Alors j'ai peut-être eu la chance d'avoir dans mon équipe
David Pilbeam car, lors de la première publication, j'avais associé
tous les gens qui avaient, peu ou prou, traversé les quinze années
de désert avec moi. Je me souviens, quand je suis rentré, j'ai
téléphoné à Harvard à David pour lui dire : "I've got one" et
il m'a répondu "It's marvelous !". Et quand j'ai téléphoné à Coppens
pour lui dire la même chose, il m'a lâché : "C'est pas vrai !
C'est pas possible !". Il a ajouté : "Tu veux que je te dise ...
quand tu es parti, il y a quinze ans, je t'ai dit OK, tu auras
tout mon soutien. Mais j'étais persuadé que tu ne trouverais jamais
!". Cela veut dire qu'on reste des hommes, on a parfois la faiblesse
d'oublier que l'on fait des hypothèses et que ça ne reste que
des ... hypothèses ! Alors, maintenant, je vais passer la main. |
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