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V - LES RECHERCHES DE TERRAIN
DANS LE DESERT TCHADIEN
La découverte de l'Australopithèque du Bahr el Ghazal ne doit
rien au hasard même si une certaine chance a permis de le trouver.
Mettre au jour un fragment de mandibule d'homininé au cur d'un
désert immense demande à la fois travail, intuition, obstination
et chance.
Dans le désert du Djourab, à des altitudes de 200 à 300 mètres,
le travail se fait souvent dans le froid et les tempêtes de sable
de janvier à mi-mars, dans une chaleur extrême en avril et mai
avec encore des risques de tempête de sable. Sous un soleil brûlant
et un air desséchant, les épidermes et les muqueuses sont soumis
à rude épreuve d'autant ... qu'il n'y a pas d'ombre. Les difficultés
du milieu naturel sont telles qu'il n'est pas exagéré de le qualifier
d'hostile.
Campement dans la falaise de l'Angamma le 16 janvier 1995 avec
Ali Moutaye et Najia Beauvilain. On remarquera les dalles de grès
posées le long des véhicules pour se protéger du vent
(cliché Alain Beauvilain).
Dégagement de la mâchoire d'un éléphant sur le site de KL 1 le
10 janvier 1996. De gauche à droite, Jean Sudre, Laura MaClatchy,
Hassan Taïsso Mackaye, Mahamat Kasser, Michel Brunet
(cliché Alain Beauvilain).
Le lundi 20 janvier 1997, sur le site de TM 12, Michel Brunet
et Likius Andosssa dégagent le crâne d'une antilope (cliché Alain
Beauvilain).
Le vendredi 21 novembre 1997, sur le site de TM29, Franck Guy
et Mahamat Adoum prélèvent une demi-mandibule d'un Anancus (proboscidien très ancien) (cliché Alain Beauvilain).
Ainsi, en 1997, sur les quatre tentes du camp de base (tentes
de 56 m2 chacune prêtées par le dispositif militaire français
Epervier), deux ont été détruites par écrasement lors de tempêtes
de sable, dont l'une a duré trois semaines sans répit. Et pourtant,
certains jours, les chercheurs ont dégagé le sable sans discontinuer
pour protéger leur habitat. Il faut dire que, erreur capitale,
le camp avait été installé sur un plateau bien dégagé. Les tentes,
en s'opposant au vent, ont créé l'obstacle générant la dune. Depuis
1998, les tentes sont donc installées au creux d'une dune (une
barkhane) entre les deux langues sableuses formant un croissant.
Celle-ci se surélève spectaculairement de plusieurs mètres en
approchant des tentes. Le tourbillon créé entre elle et les tentes
nécessite alors de protéger celles-ci de l'affouillement. Après
deux mois, il est tout de même grand temps de partir.
Autre exemple des difficultés climatiques, à la mi-avril 1998,
bien qu'étant placées à l'ombre, les boîtes de boisson gazeuse
ont éclaté spontanément sous l'effet de la chaleur tandis que
les oiseaux, devenus familiers, venaient se réfugier à l'ombre
des véhicules pour y mourir. Il faut dire qu'une exceptionnelle
vague de chaleur frappait alors le Sahara et le Sahel. On a parlé
de plus de mille décès à N'Djaména pour le mois d'avril pour cette
seule cause climatique. D'avril à juin, la saison chaude y a été
caractérisée par une durée double (40 jours) du record précédent
du nombre de jours où la température à l'ombre en conditions de
stations météorologioques a dépassé les 43° C.
Le lundi 19 janvier 1998, sur le site de KL 19, Franck Guy et
Fanoné Gongdibé achèvent de plâtrer une mâchoire de suidé (cochon).
Le plâtrage des grosses pièces (comme le collage des petites)
est souvent nécessaire pour leur assurer une bonne conservation
dans le transport (cliché Alain Beauvilain).
Le jeudi 5 février 1998, Olivier Grousset, Daniel Billiou, Fanoné
Gongdibé, Moustapha Djarab et Hervé Bocherens, dans la tente des
sites de Kollé, procèdent à l'inventaire et à l'emballage des
pièces collectées avant leur rangement dans des cantines (cliché
Alain Beauvilain).
La tente installée sur les sites de KL en janvier et février 1998.
Les activités de recherche sont développées essentiellement en
plein désert au cur de l'erg du Djourab (cliché Alain Beauvilain).
L'autre grande difficulté réside dans les déplacements. Seule
la possession d'instruments modernes de navigation (GPS) et une
bonne connaissance des itinéraires, car la ligne droite n'est
pas l'itinéraire le plus court en raison des obstacles naturels
(dunes, terrains poudreux) ou humains (mines), permettent de se
déplacer dans les tempêtes de sable voire en plein midi en saison
chaude lorsque le soleil, parfaitement vertical, fait que les
ombres ne vous indiquent plus rien et que les ondulations du relief
en sont complètement écrasées. Même les guides locaux s'y égarent.
Quant aux méthodes de recherche développées au Borkou, elles diffèrent
par bien des aspects des méthodes employées en Afrique orientale
et plus généralement en paléontologie et en archéologie. Les immenses
affleurements sédimentaires ne présentent que rarement de modestes
talus et les terrains, souvent des grès très durs, ne permettent
pas la mise en place de fouilles. La recherche consiste donc d'abord
à identifier les terrains fossilifères au sein d'une zone de plus
de cent mille km2 puis de collecter les fossiles de surface. Si
la collecte est aisée pour les restes des très gros animaux, mastodontes,
éléphants, hippopotames et rhinocéros, ..., de plus en plus délicate
pour les animaux plus petits comme les rongeurs, ..., et les hominidés.
Aussi, des parcours de reconnaissance et de la collecte en voiture,
les activités se sont progressivement intensifiées sur les sites
reconnus. Après des milliers de kilomètres de quadrillage de reconnaissance,
les chercheurs ont entrepris le balayage et le tamisage de surfaces
considérables, des centaines d'hectares pour certains sites. Les
rebuts des tamis les plus fins (0,5 mm) sont ensuite triés à la
loupe sur place ou à N'Djaména. Un travail qui sera longtemps
à recommencer par la faute ou la grâce du vent.
En effet, ce vent qui perturbe le travail est aussi un puissant
allié. Ainsi, sur les sites de Kossom Bougoudi, en trois ans,
il aura complètement déplacé les dunes permettant à nos regards
de visionner la totalité de la zone fossilifère. Sa puissance
abrasive est étonnante. Sur des grès très résistants au burin,
le vent peut dégager, année après année, trois centimètres par
an. En une nuit, sur un site balayé la veille, le vent, par érosion
différentielle, peut mettre en relief de plus d'un centimètre
les éléments durs. Dans le même temps, à quelques pas, il peut
apporter le sable qui recouvre les zones fossilifères.
Tout le paysage change en permanence avec comme actuelle tendance
de fond la désertification. Celle-ci est en effet forte jusqu'au
cur du désert puisque les photographies aériennes de l'IGN prises
à Kossom Bougoudi et à Kollé en 1962 n'indiquent pas la présence
de dunes vives sur les sites alors que maintenant ces sites sont
dans des ergs. Par ailleurs, combien de dizaines de centimè-tres
de sédiments ont été emportés depuis le passage des géologues
et paléontologues de la fin des années cinquante et du début des
années soixante ? A raison parfois de trois centimètres par an,
l'érosion dégage des niveaux fossilifères toujours plus anciens
que nous sommes, au moins localement, les premiers à découvrir.
Qu'est-ce qui a déjà été détruit par les éléments naturels ? Qu'est-ce
que ceux-ci s'apprêtent à mettre au jour ?
La dureté du milieu naturel n'a donc pas que des désavantages
puisque ses éléments contribuent au travail de dégagement des
sédiments. En conséquence, il convient de parcourir régulièrement
les sites voisins des camps, d'y passer et repasser après chaque
tempête, et de retourner sur l'ensemble des sites chaque année.
Les résultats encouragent à poursuivre ce travail de fourmis.
Pour le cas précis de la découverte de l'Australopithèque du Bahr
el Ghazal, il s'avère qu'en janvier 1994 nos cheminements avaient
bifurqué vers une autre direction à quelques centaines de mètres
de ce fossile. Peut-être n'aurions-nous alors eu aucune chance
de le trouver car il pouvait être encore en totalité dans le sédiment.
A l'inverse, en 1996, il aurait pu être déjà très gravement endommagé
par l'érosion éolienne qui avait déjà commencé en 1995 à l'entailler.
Aussi une ambiance toute particulière règne-t-elle parmi les équipes
au travail. Chacun a conscience qu'à tout moment, devant ses pieds,
sous son balai ou dans son tamis, il peut réaliser une découverte
considérable pour contribuer à expliquer les origines de l'Homme.
En conséquence chacun marche penché vers l'avant, scruptant le
devant de ses pieds avec une attention qui traduit une forte tension
intérieure. Tous les participants n'étant pas paléontologues,
et parmi ceux-ci rares étant les spécialistes des hominidés, il
est arrivé déjà ... plus d'une désillusion.
Enfin la présence des grès et par conséquence l'abondance de la
silice ont favorisé une fossilisation souvent exceptionnelle que
l'extrême sécheresse actuelle nous transmet sous la forme de fossiles
parfaitement conservés et très consolidés. Les dents d'australopithèques
trouvées sur lesquelles les vagues de croissance de l'émail sont
visibles, en témoignent parmi de nombreux autres exemples comme
ces fossiles de poissons, découverts en février 1999, et pour
lesquels la fossilisation des écailles accompagnée du rembourrage
du corps par le sable ont permis de leur conserver un aspect proche
du vivant.
Le bilan des missions de terrain depuis 1994 c'est la mise au
jour et le cataloguage de près de 10.000 fossiles. Ceux-ci sont
originaires pour la plupart d'entre eux de quatre grands ensembles
fossilifères :
- KB (Kossom Bougoudi) : 31 sites essentiellement compris entre
-6 et -5 millions d'années (dessin I) ;
- KL (Kollé) : 28 sites essentiellement compris entre -5 et -4
millions d'années (dessin II) ;
- KT (Koro Toro) : 40 sites essentiellement compris entre -4 et
-3 millions d'années (dessin III) ;
- TM (Toros-Ménalla) : 372 sites compris entre -7 et -3 millions
d'années.
Outre la description d'une nouvelle espèce d'australopithèque,
Australopithecus bahrelghazali, d'autres fossiles d'hominidés d'âge comparable ont été mis au
jour ainsi que de nombreuses espèces animales nouvelles : un hipparion
(cousin des chevaux), plusieurs bovidés (des gazelles), un suidé
(cochon), six proboscidiens, un hippopotame, un anthracothère,
plusieurs micro-mammifères, une loutre de grande taille, un crocodile,
trois fossiles complets et en connexion d'oryctéropes.
Des missions de reconnaissance ont collecté des fossiles dans
trente-huit sites plus récents de l'Eguey (cinq sites), au nord
du Kanem, et dans l'Angamma (trente-trois sites), au nord des
Pays-Bas. Dans ces zones, qui couvrent près de 100.000 km2, l'intérêt
scientifique se porte sur des fossiles plus récents, les descendants
des espèces déjà trouvées avec cette fois comme principal objectif
la mise au jour d'homininés plus récents, les descendants d'Abel.
De 1994 à 2002, plus de 200.000 kilomètres ont été parcourus en
véhicules et des milliers d'hectares de zones fossilifères contemporaines
des origines de l'homme ont été prospectées à pied. Les fouilles
intensives de ces sites, complétées par le balayage et le tamisage,
ont débuté. Depuis 1997 les missions nomades concentrent leurs
activités sur les terrains les plus anciens, ceux de Toros-Menalla,
afin de trouver, en cas de succès, non plus le premier australopithèque
découvert à l'ouest de la Rift Valley mais le plus vieil hominidé
du continent africain, le Tchad devenant alors le pays qui a pu
voir naître notre espèce.
Depuis 1999, les camps avec de nombreux chercheurs bénéficiant
d'un minimum de confort avec des tentes ont été abandonnés au
profit de missions nomades de quelques chercheurs motivés et très
actifs parce que fondamentalement mobiles et n'ayant plus le souci
de s'abriter dans les tentes en cas de tempêtes de sable et d'en
protéger le matériel. Les résultats sont probants à la fois par
le nombre de sites fossilifères découverts et par le nombre de
fossiles mis au jour. Au prix d'une grande rusticité, il s'agissait
de forcer le succès.
Ce succès est arrivé le 19 juillet 2001 lorsqu'une mission du
Centre National d'Appui à la recherche, initiée et dirigée par
Alain Beauvilain, et comprenant Fanoné Gongdibé, Ahounta Djimdoumalbaye
et Mahamat Adoum, découvre le site de TM266 et y met au jour Sahelanthropus tchadensis, "Toumaï" ("Toumaye").
Ce faisant, il a été découvert de nombreux fossiles soit en connexion
anatomique, soit avec une qualité de fossilisation et de conservation
qui laissent présager de la découverte d'homininés aussi bien
conservés, c'est-à-dire subcomplet.
Le travail de terrain et les activités de conservation et de valorisation
des pièces mises au jour au Tchad sont essentielles pour la connaissance
de l'histoire des origines de l'homme.
Déjà, depuis 1994, les terrains fossilifères du Tchad ont livré
la plus riche et la plus diversifiée collection de fossiles jamais
mise au jour en Afrique centrale et occidentale.
Aujourd'hui, la recherche paléoanthropologique au Tchad est face
à deux enjeux scientifiques majeurs :
- montrer à partir des fossiles récoltés dans les terrains sédimentaires
des Pays-Bas de la cuvette tchadienne que l'actuelle zone sub-saharienne
a pu avoir été le berceau de l'humanité ;
- reconstituer, en terre tchadienne, l'ensemble de l'évolution
allant du plus vieil hominidé à l'homme actuel et des environnements
qui l'ont permise.
LES SITES FOSSILIFERES DU DJOURAB
entre -7 et -3 millions d'années
L'ensemble des sites fossilifères du Djourab actuellement étudiés
jalonnent une région de 250 kilomètres ouest-est et de 50 kilomètres
nord-sud dans la partie sud de l'erg du Djourab. L'étude des faunes,
confirmée par les études isotopiques de l'émail des dents des
fossiles collectés, atteste d'un assèchement progressif du climat
entre -6,5 et -3 millions d'années qui a fait passer cette région
d'un milieu partiellement fermé à celui d'une savane très ouverte
où des prairies jouxtaient des forêts-galeries (Zazzo A., 1998).
Les trois dessins pleine page retracent cette évolution des milieux
naturels et de la faune par séquences d'un million d'années. Dans
cette région, qui constitue la zone la plus basse de la cuvette
tchadienne, les points d'eau permanents auront toujours été nombreux,
qu'ils soient liés aux pluies ou aux nappes souterraines. En effet,
aujourd'hui encore nombreuses sont les zones des Bas Pays où les
animaux, par simple grattage, peuvent satisfaire leurs besoins
en eau. Cette richesse en points d'eau et en pâturages herbacés
et/ou aériens a favorisé la présence de nombreux grands mammifères
mais aussi d'oiseaux, de crocodiles (dont certains atteignaient
quatorze mètres de long), des tortues géantes et de nombreux serpents.
Le dessin I figure cette région voici -6,5 à -5 millions d'années,
le dessin II voici -5 à -4 millions d'années et le dessin III
voici -4 à -3 millions d'années. Ces représentations sont organisés
autour d'un point d'eau. L'évolution de la flore et de la faune
est importante en dépit d'un fond commun de faune avec crocodiles,
tortues, poissons, échassiers, hippopotames, cochons, proboscidiens
(cousins des éléphants), antilopes, petits singes, ...,
En effet, et pour prendre le seul exemple des proboscidiens, les
dents mises au jour montrent une évolution importante depuis les
dents des mastodontes bunodontes (Anancus), chez lesquelles les tubercules sont disposés en chevrons et
où la couronne des molaires est basse, à celles des Stegodon kaisensis et Stegotetrabelodon, où les tubercules sont disposés linéairement pour former de
véritables lames larges et basses, aux dents aux lames étroites
et très hautes des Loxodonta adaurora et Loxodonta exoptata de la période la plus récente (Mackaye H.T., 1998). Or les dents
basses, destinées à broyer des végétaux tendres, traduisent la
présence de milieux forestiers tandis que les dents hautes sont
adaptées à une végétation coriace comme les graminées des prairies,
riches en silice qui use les dents.
Par ailleurs la présence, sur les séquences les plus récentes,
d'animaux caractéristiques des savanes, hipparion ("cousin des
chevaux), giraffidés (Sivatherium, cousin de la girafe et girafe
elle-même), rhinocéros, nombreuses antilopes et leurs prédateurs,
dont le tigre à dents de sabre, ..., multiplient les preuves de
l'évolution climatique. Celle-ci est caractérisée par un déboisement
important donnant des milieux comparables à ceux de la région
de Moussoro aujourd'hui avec ses immenses points d'eau du Bahr
el Ghazal en fin de saison pluvieuse.
Les Australopithèques du Bahr el Ghazal n'apparaissent que sur
le dessin de la séquence -4 à -3 millions d'années. Le défi scientifique
actuel est de mettre au jour dans les années à venir sur les sites
les plus anciens des ancêtres de cet australopithèque. Les caractéristiques
archaïques de sa morphologie dentaire démontre l'existence probable
d'une espèce plus ancienne que quatre millions d'années, ancêtre
commun des australopithèques et des premiers hommes. |
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