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II EAST SIDE STORY ET WEST SIDE STORY
Jusqu'en 1995, les découvertes paléontologiques touchant aux origines
de l'Humanité, grands singes (comme Dryopithecus africanus (Proconsul), Kenyapithecus, Afropithecus, Samburupithecus, ... et Morotopithecus -découvert en 1996 en Ouganda) et homininés qui descendraient
de ces grands singes (australopithèques et paranthropes) ont toutes
été effectuées à l'est de la grande cassure qui sur plus de 3.000
kilomètres parcourt du nord au sud l'Afrique orientale et australe.
Si d'autres hominoïdes, comme les pongidés (tels les orang-outans)
et les hylobatidés (tels les gibbons), vivent uniquement en Asie
aucune trace de leurs fossiles antérieure à quinze millions d'années
n'y a été trouvée alors qu'en Europe, d'où ils ont disparu, nombreux
sont leurs fossiles mis au jour dans des terrains de huit à dix
millions d'années.
Ainsi donc, jusqu'en janvier 1995, toutes les mises au jour successives
concernant l'Histoire de l'Homme ont eu pour cadre la partie du
continent africain située à l'est de la zone de grandes fractures,
un rift, qui géologiquement est l'une des caractéristiques de
cette région.
Cette aire de répartition est à l'origine d'une théorie, un paléoscénario,
appelée East Side Story, qui justifie de la présence des australopithèques
dans cette partie du monde et de l'impossibilité de les trouver
ailleurs. La découverte au Tchad en janvier 1995 d'une mandibule
attribuée à Australopithecus bahrelghazali remet en question ce paléoscénario qui devenait dogme.
Pourtant la répétition des découvertes en Afrique australe et
orientale, considérée à ce jour comme le berceau de l'Humanité,
peut apparaître comme étant liée, pour des raisons géologiques,
à la facilité d'y fouiller. En effet, les grandes failles du Rift
y ont permis l'accumulation de couches sédimentaires particulièrement
épaisses. La poursuite de mouvements tectoniques au long des derniers
millions d'années a plus ou moins basculé ces terrains et créé
localement des escarpements pouvant dépasser le millier de mètres,
comme dans la vallée de l'Omo (Ethiopie), donnant accès à des
terrains datés de -3 à -1 million d'années de la base au sommet.
Ces immenses coupes naturelles ont permis la mise au jour de très
nombreux primates, et notamment d'australopithèques accompagnés
pour certains de tout un outillage en pierre taillée, le plus
vieux du monde. Par ailleurs, ces terrains fossilifères sont mis
à l'affleurement avec des couches volcaniques dont la datation
est aisée.
Tel n'est pas le cas au Tchad où les zones fossilifères sont,
au contraire, caractérisées par une très grande platitude d'ensemble.
Qui plus est, se situant en bordure et au cur d'un erg, leur
milieu naturel est particulièrement difficile pour les activités
de recherche.
Enfin, les preuves fossiles (squelette comme dentition) de l'évolution
vers l'Homme font une grande place aux influences des variations
climatiques menant à des climats de moins en moins humides entraînant
des changements importants des environnements. Les milieux évoluant
de la forêt à la savane, les hominoïdes devront passer d'un mode
de locomotion à quatre pattes, très orienté sur le grimper, à
la bipédie et d'une dentition, mais aussi de tout un système digestif
(qui ne se fossilise pas), adaptée aux fruits et feuilles des
arbres de la forêt pour les graines, herbes, racines et tubercules
des milieux de savane.
Aussi, depuis une trentaine d'années, le paléoscénario retenu
pour les conditions de l'origine de l'humanité est qu'en Afrique
orientale, entre -10 et -8 millions d'années, les cassures géologiques
qui ont mis en place progressivement de hauts plateaux à plus
de 2.000 mètres d'altitude ont modifié les conditions climatiques.
En effet, la surrection du relief et son compartimentage ont fait
obstacle aux pluies et créés des zones au vent au climat frais
et humide tandis que des climats d'abri plus secs s'installaient
dans les zones effondrées, les fossés tectoniques. La forêt dense
africaine avec des singes est lentement éliminée pour laisser
place à une savane arborée. Les singes, qui vivent dans les arbres,
doivent parcourir plus d'espace pour se nourrir et doivent notamment
descendre au sol pour aller d'un arbre à l'autre. La marche sur
deux pattes (la bipédie), plus efficace que la marche à quatre
pattes, en serait la conséquence.
De là l'idée d'une séparation des hominidés en deux groupes :
à l'est du continent, sur la partie en surrection, des singes
développant progressivement la bipédie et devenant des pré-hommes,
les homininés ; à l'ouest, de grands singes restant dans les arbres
de leurs forêts, les paninés. La transition paninés - homininés
se serait produite vers -8 à -7 millions d'années mais nous ne
connaissons rien de l'histoire des paninés actuels (gorilles et
chimpanzés) depuis ce laps de temps. Ceci voudrait dire que ces
derniers auraient été rapidement et complètement éliminés de l'Afrique
orientale, où aucun fragment fossile attribuable à eux-mêmes ou
à leurs ancêtres n'a été mis au jour, à l'exception peut-être
d'Ardipithecus ramidus (que les pièces, très fragmentaires, mises au jour en 1995 en
Ethiopie dans des terrains de 4,4 millions d'années placeraient,
pour ses inventeurs, comme l'homininé connu le plus ancien mais
pour de nombreux paléontologues comme étant le premier et le seul
fossile mis au jour de l'un des ancêtres des chimpanzés et/ou
des gorilles). Par contre, les grands singes africains auraient
perduré jusqu'à nos jours dans le milieu forestier d'Afrique centrale
où malheureusement aucun fragment fossile n'a également été mis
au jour. Il est vrai que le milieu forestier, en raison de ses
conditions climatiques, ne favorise pas la fossilisation et détruit
les fossiles par l'acidité de ses eaux.
Outre que rien n'obligeait les singes à rester sur place (et tous
les peuplements animaux montrent que les espèces ont toujours
tendu à occuper les plus larges espaces), ce paléoscénario ne
prend pas en compte le fait qu'en s'éloignant du cur du continent
vers le nord comme vers le sud, les varia-tions climatiques faisaient
déjà passer les paysages par les mêmes transitions botaniques
qu'aujourd'hui entre la forêt dense et les zones plus sèches,
même si ces dernières étaient moins étendues et qu'il fallait
donc les chercher plus au nord dans l'hémisphère nord et plus
au sud dans l'hémisphère sud. De plus, l'aridification des zones
occupées aujourd'hui par le Sahara et le désert arabique a été
accélérée après que la Méditerranée se soit fermée totalement
au niveau de l'actuel détroit de Gibraltar voici huit à six millions
d'années entraînant son assèchement progressif.
Alors que la répartition zonale de la biogéographie régnait sur
tout le continent, la surrection de la partie orientale a simplement
brisé localement cette zonation pour ce qui concerne la végétation
et les températures. La diminution de la pluviosité y est d'ailleurs
toute relative car des pluies orographiques font des reliefs d'Afrique
orientale un domaine de pluviométrie élevée. Ainsi l'Ethiopie
est la partie du continent africain qui, dans l'hémisphère nord
et à latitude égale, enregistre les totaux annuels les plus forts.
La saison des pluies y suit le passage du soleil au zénith et
les masses d'air humide arrivent, sous forme de mousson, de l'Océan
Indien tout proche. Les savanes y sont des savanes orographiques
(et anthropiques) en raison de la fraîcheur due à l'altitude (comme
pour les Grasslands de l'Ouest-Cameroun situées aux mêmes latitudes
et altitudes que le nord du Kenya et le sud de l'Ethiopie). Les
fossés tectoniques y sont soumis à des climats d'abri plus secs,
domaine de savanes épaisses avec des forêts-galeries le long des
rivières descendues des plateaux et dans lesquelles Lucy pouvait
se réfugier. En effet, bien qu'elle ait acquis une locomotion
bipède, l'anatomie de certains ossements de son squelette montre
qu'elle grimpait couramment aux arbres.
Enfin le changement climatique global qui s'est produit vers -2,5
millions d'années sur tous les continents à la suite de la formation
de la calotte polaire arctique et du renforcement de la calotte
polaire antarctique a relancé les caractères témoignant de l'aridification
du continent.
Aussi, si Lucy était venue visiter son voisin de l'actuel Tchad,
elle n'aurait pas été étonnée par les animaux qui vivaient là
car la majorité d'entre eux étaient les mêmes que chez elle. C'est
d'ailleurs cette grande similitude de la faune qui permet, en
attendant la réalisation d'un carottage profond, de dater les
fossiles et les terrains fossilifères de la cuvette tchadienne.
Des fossiles contribuent néan-moins, et dans l'état actuel des
découvertes réalisées ailleurs, à faire de la région une province
fauni-que originale. Des bovidés (gazelles), un hipparion (cousin
des chevaux), un suidé (cochon), quatre proboscidiens (cousins
des éléphants), une loutre grosse comme un ours, des micro-mammifères
(rongeurs, insectivores, ...), un crocodile et, à ce jour, un
australopithèque sont propres à la cuvette tchadienne.
Lucy aurait trouvé une végétation plus clairsemée que chez elle
car depuis un lointain passé la cuvette tchadienne est de climats
plus secs et de végétations plus herbacées, à l'exception des
maréca-ges des zones lacustres et des forêts-galeries du fond
très plat de la cuvette tchadienne, que l'Afrique orientale.
Ces grandes similitudes de faune et de flore n'ont pas de quoi
surprendre car les "grandes" cassures de la vallée du Rift n'ont
en réalité pas créé de barrières géographiques, obstacles insurmontables
pour les déplacements des animaux et l'essaimage des végétaux.
Sur notre planète, les vraies barrières sont rares et plutôt engendrées
par des diminutions importantes de température.
D'ailleurs, soulignons que la découverte tchadienne aurait pu
être plus précoce puisque dès les années trente mais surtout au
cours des décennies cinquante et soixante, les géologues, lors
des travaux pour l'établissement des cartes de reconnaissance,
et les hydrogéologues avaient noté sur les immenses affleurements
sédimentaires de la cuvette du Borkou la présence de gisements
fossilifères présentant des faunes comparables à celles d'Afrique
orientale. La course à l'os qui se développait alors en Afrique
orientale et qui allait déboucher sur le paléoscénario East Side
Story n'autorisait pas la partie occidentale du continent à
livrer des hominidés très anciens. Ces premières découvertes restèrent
donc sans suite faute d'intérêt et de financement. Il est vrai
aussi que le célèbre (au Tchad) Tchadanthropus uxoris, mis au jour en 1961 par Françoise Coppens, présenté d'abord
comme un australopithèque d'un million d'années, avait dû ensuite
être considérablement rajeuni (Servant M. et al, 1969 et Servant
M., 1983, p. 464 et 462).
Par ailleurs, s'ajoutant à la découverte d'Abel, la mise au
jour d'Otavipithecus, un grand singe vivant vers -13 à -12 millions d'années dans
l'actuelle Namibie, celle en 1996 en Afrique du Sud d'un hominoïde
du Miocène inférieur (-23 à -18 millions d'années), et celles
de grands singes fossiles de même âge et même plus ancien en Egypte,
en Arabie et en Asie montrent que dès -18 millions d'années l'aire
géographique occupée par les grands singes n'était pas limitée
aux forêts de l'Afrique orientale.
Toutes ces découvertes, qui vont se multipliant, apportent des
éléments importants pour la compréhension de l'histoire de notre
espèce et remettent de plus en plus en cause ce qui est apparu
pendant près de trois décennies comme une vérité bien établie.
La découverte de l'Australopithèque du Bahr el Ghazal est une
découverte capitale qui permet d'envisager, par symétrie, une
West Side Story de l'apparition de lignées de préhominidés et
d'hominidés anciens en Afrique ailleurs qu'à l'est de la vallée
du Rift.
Du Sénégal et de la Mauritanie actuels à la Namibie, tout autour
de la zone forestière, l'extension géographique du berceau possible
de l'Humanité devient immense, augmentant d'ailleurs les possibilités
d'évolution et de diversification des espèces d'hominidés anciens.
Toutefois, les terrains sédimentaires de la période géologique
concernée, entre les deux et les huit derniers millions d'années,
sont rarement à l'affleurement et partout dans des conditions
où les agents de l'érosion peuvent les détruire facilement même
si, dans les zones désertiques, la pluviométrie insignifiante
permet de mettre au jour des fossiles dans un état de parfaite
conservation.
Le travail ne fait que commencer dans l'immense cuvette tchadienne.
Celle-ci n'a donc pas fini de livrer son potentiel paléoanthropologique.
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