SCIENCES ET AVENIR août 2002

Le plus vieux fossile d’hominidé mis au jour au Tchad.

Carrément à l’ouest.

La découverte, au Tchad, d’un crâne vieux de 7 millions d’années secoue fortement l’arbre généalogique de l’humanité. Ancêtre de l’homme ou des grands singes ? Toumaï est exceptionnel
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Rachel Fléaux

Un fossile, un seul, peut-il bouleverser notre conception des origines de l’homme ? Célébré par les médias du monde entier, salué au Tchad comme un «héros national» !, applaudi à grands cris par la famille paléontologique, Toumaï, l’homme fossile du Sahel, a fait une entrée aussi remarquée que celle de Lucy en son temps (1974). «Il fait l’effet d’une bombe nucléaire dans le milieu de la paléo-anthropologie» s’extasie Dan Lieberman, de l’université Harvard (Massachusetts). «C’est une découverte qu’on ne peut comparer qu’à celle du crâne de Taung, le premier australopithèque exhumé, en 1924, par Raimond Dart et qui devait démontrer ­comme l’avait prédit Darwin ­ que nos origines étaient africaines», renchérit Bernard Wood, de l’université de Washington (Etats-Unis).
Mais qu’a-t-il donc de si révolutionnaire ce fossile, exhumé par une équipe franco-tchadienne, et qui a fait la une de la revue britannique Nature ?
En fait, le charme de Toumaï, c’est d’être un très vieil original, «carrément à l’ouest», comme égaré dans une zone géographique de l’Afrique occidentale que l’on connaissait jusqu’alors avare de fossiles.
Son grand âge, tout d’abord, est remarquable. Toumaï («espoir de vie» en langue gorane) a entre six et sept millions d’années, ce qui pourrait faire de lui non seulement l’aîné d’Ardipithecus ramidus Kadaba, vieux de 5,5 à 6 Ma (millions d’années), exhumé récemment en Ethiopie, mais aussi d’Orrorin tugenensis, alias Millenium ancestor, l’hominidé vieux d’environ 6 Ma découvert en 2000 au Kenya et jusqu’alors doyen le plus probable de la branche humaine.
Mais ce «droit d’aînesse» lui est déjà disputé. Toumaï a été arraché au désert tchadien. Une terre aride, où pas une couche de cendres, pas une strate de lave volcanique ne permet, comme dans la vallée du Rift en Afrique de l’Est, une grande précision dans la datation des sédiments.
Pour donner un âge au fossile, l’équipe de la Mission paléo-anthropologique franco-tchadienne (MPFT) dirigée par Michel Brunet, de l’université de Poitiers, a donc comparé la faune contemporaine de Toumaï à celle d’autres gisements fossiles, au Kenya et en Ethiopie, dont l’ancienneté est moins problématique. Cette datation, dite biogéochronologique, n’a pas la valeur d’une datation absolue au potassium et à l’argon. Et dans ces conditions, affirmer que Toumaï est plus proche de sept millions d’années que de six millions d’années est tout simplement hasardeux.
Qu’importe, le fossile du Sahel emporte l’admiration par bien d’autres aspects. Son petit crâne bosselé et ses dents forment une mosaïque unique de caractères simiesques et humains «qui permettent de le considérer comme proche du dernier ancêtre commun aux chimpanzés et aux humains, analyse Michel Brunet. Voire comme le tout premier représentant de la lignée humaine». Sa «gueule» sans précédent lui a d’ailleurs valu de recevoir un nouveau nom de genre et d’espèces : Sahelanthropus tchadensis, «l’homme du Sahel tchadien».
Le baptême a été prestigieux, sa publication ayant été cosignée par trente-huit spécialistes. Pourtant, d’autres paléontologues rechignent à accueillir Toumaï dans la famille préhumaine. Non qu’ils fassent la fine bouche. Pour eux ce fossile est «magnifique, exceptionnel». Mais parce qu’il serait un ancêtre grand singe. L’un de ceux que l’on désespérait de trouver car les sols acides des forêts, leur territoire, rongent généralement les ossements. Alors, ébauche d’homme ou protogorille ? Dans les deux cas, Toumaï est un trésor. «Avoir un visage à cet âge, c’est merveilleux», reconnaît le paléo-anthropologue Yves Coppens, professeur au Collège de France.

L’«East Side Story» vacille.
Le plus piquant est que Sahelanthropus tchadensis a été exhumé à 2500 kilomètres à l’ouest du rift africain. C’est-à-dire que son petit crâne pourrait faire trébucher la séduisante «East Side Story» mise au point dans les années 80 par Yves Coppens. Selon cette théorie, la crise tectonique qui a déchiré l’Afrique il y a huit millions d’années a provoqué, à l’est, un assèchement propice à l’émergence des savanes, soit un territoire idéal pour que les futurs bipèdes se dégourdissent les jambes. Tandis qu’à l’ouest les forêts humides et tropicales voyaient éclore les lignées de nos cousins grands singes, les chimpanzés et les gorilles.
Aïe ! si Toumaï est bien un hominidé, ce scénario, dominant depuis vingt ans, s’effondre. «Seul le côté géographique de l’East Side Story est remis en question, et scientifiquement, c’est le moins important, corrige Martin Pickford, paléontologue et maître de conférences au Collège de France. Pour le reste, Yves Coppens postulait que la divergence entre les hommes et les singes était survenue il y a 7 à 8 Ma. Ce fossile vient lui donner raison.» Il renvoie du coup les biologistes moléculaires à leurs chères études : selon leurs calculs, la divergence entre les hommes et les grands singes serait survenue plus tardivement, il y a environ 5 millions d’années seulement.
«Sur le plan écologique, la théorie reste toujours valide, poursuit Martin Pickford. C’est parce que le milieu forestier s’est ouvert que l’évolution de nouvelles formes primates a pu avoir lieu. Simplement, le phénomène ne s’est pas limité à l’Afrique de l’Est.» L’étude de la faune et de l’environnement menée par Patrick Vignaud, de l’université de Poitiers, a montré que Toumaï vivait au bord d’un lac où pullulaient poissons et crocodiles, mais aussi aux portes du désert. Son milieu était probablement celui des forêts-galeries et des savanes arborées. Des études ont été lancées pour tenter de comprendre si la barrière du rift était plus perméable que supposé, ou si la faune est-africaine a réellement évolué isolément de celle du Tchad.
«Le berceau de l’humanité s’est simplement agrandi, explique Michel Brunet, curieusement modeste après le battage nationaliste orchestré au Tchad autour de Toumaï. La localisation de nos origines restera sans réponse, comme pour beaucoup d’autres mammifères.» C’est à la seule ténacité de ce chercheur, qui a fouillé seize ans durant l’hostile désert tchadien, que l’on doit la découverte d’Abel, l’australopithèque âgé de 3 à 3,5 Ma en 1995, puis celle de Toumaï. De quoi démontrer avec brio que les premiers hominidés occupaient un territoire beaucoup plus vaste qu’on ne le pensait.

Fenêtres sur ancêtres

«Nous disposons désormais de quatre fenêtres sur l’Afrique pour comprendre l’histoire de nos origines, se réjouit l’anthropologue américain Bernard Wood. L’Afrique du Sud où fut découvert le premier australopithèque. L’Afrique de l’Est qui regorge de fossiles et a livré, outre Lucy, le tout premier Homo. Le Malawi, où l’on a trouvé un autre “homme”, Homo rudolfensis, et des paranthropes, sortes d’australopithèques robustes. Enfin, grâce à Brunet, le Tchad
Le foisonnement de fossiles, réjouissant, complique toutefois l’affaire. «L’évolution humaine n’a plus rien à voir avec la progression linéaire, chaînon par chaînon, que l’on imaginait voilà quarante ans, analyse Bernard Wood. En réalité, il s’agit d’un buisson, d’une ménagerie d’espèces allant dans tous les sens. Savoir dans le lot ce qui relève ou non de l’humain est encore sujet à débat.» L’histoire de nos origines se révèle, en fin de compte, tout aussi complexe et difficile à démêler que celle de n’importe quel autre groupe d’organismes…
«Sahelanthropus pourrait appartenir au tronc humain, mais à mon avis, on n pourra jamais le prouver», tranche l’anthropologue.
Le modèle buissonnant voit en effet l’évolution humaine comme une série de radiations adaptatives successives, c’est-à-dire des diversifications évolutives en réponse à de nouvelles circonstances, climatiques notamment. Les traits anatomiques se sont alors mêlés d’une manière que l’on commence à peine à comprendre. Des adaptations clés comme la bipédie, la dextérité manuelle ou l’accroissement du volume du cerveau ont certainement pu évoluer plus d’une fois. C’est-à-dire qu’elles ont pu survenir, simultanément ou non, chez des genres et espèces différents ! «Du coup, explique Bernard Wood, le fait qu’une créature possède plusieurs traits d’hominidé n’est plus suffisant pour identifier une nouvelle espèce comme étant l’ancêtre direct de l’homme moderne.»
Bien malin qui pourrait alors, au sein de cette diversité, distinguer nos aînés. Il faut s’y résoudre : la quête du grand ancêtre de l’homme pourrait bien être aussi vaine, aussi mythique, que celle du Graal.