LIBERATION jeudi 10 octobre 2002 |
Pour Yves Coppens, la théorie de l’ «east side story» doit être
mise de côté.
«Je crois que Michel Brunet a raison »
Propos recueillis par Sylvie Briet.
Yves Coppens, professeur au Collège de France, a cosigné l’article
sur Orrorin avec Brigitte Senut et Martin Pickford qui sont par
ailleurs ses anciens élèves et collègues. Il a également cosigné
la découverte de Toumaï avec Michel Brunet, découverte qui, se
situant au Tchad et non dans l’Est africain, remettait sérieusement
en cause son east side story : il y a huit millions d’années, la formation de la vallée du
Rift a coupé l’Afrique équatoriale dans le sens nord-sud, provoquant
des changements qui ont amené les hommes à se développer à l’Est
et les grands singes à l’Ouest. Nullement coupé en deux, Yves
Coppens prend clairement parti pour la théorie de Michel Brunet.
Comment vous situez-vous dans cette polémique qui semble plus
passionnelle que scientifique ?
Je ne devrais pas être convaincu par Toumaï, qui remet beaucoup
de choses en question, et pourtant je le suis. Alors que mes propres
«enfants» (Brigitte Senut et Martin Pickford, ndlr) défendent
une hypothèse qui va dans le sens de l’east side story, je crois que Michel Brunet a raison. La polémique est passionnée
car il s’agit de notre histoire qui se fait à coups de fossiles
assez rares. Les aspects notoriété scientifique et notoriété publique
interviennent aussi : avec des hominidés, on est projeté sur le
devant de la scène davantage qu’avec des éléphants qui, pourtant,
sur le plan de la recherche, seraient aussi intéressants. Mais
dans la grande fourche qui mène d’un côté aux humains, de l’autre
aux grands singes, on n’a aucun fossile du côté des grands singes
; et de manière peut-être un peu pernicieuse, Brigitte Senut disait
qu’à la limite Toumaï est encore plus intéressant si c’est un
singe.
Même passionnel et critiquable, chacun défendant son fossile,
le débat est scientifique. J’ai cosigné avec Michel Brunet parce
qu’il me l’a demandé, et je suis de plus en plus partisan de son
point de vue. À force de regarder Toumaï, j’ai été frappé par
sa face. D’une façon pas très honnête, Brigitte Senut et Martin
Pickford se moquent de Toumaï en parlant d’un Homo erectus (beaucoup plus récent, ndlr). Mais c’est vrai, face à face, on
dirait un homme. Bien sûr, c’est une impression, dans les détails,
ce n’est pas ça. Et la première fois que Michel Brunet me l’a
montré, j’ai cru qu’il se moquait de moi, qu’il me piégeait avec
quelque chose d’autre qui n’avait pas sept millions d’années.
Mais la datation est bonne, il y a suffisamment d’éléments qui
le prouvent.
N’y a-t-il pas une tendance à placer chaque découverte sur la
lignée humaine ?
C’est le propre des hommes, il n’y a pas un seul fossile de grand
primate qui n’ait été considéré comme un ancêtre de l’homme, cela
a même été le cas pour le gigantopithèque (représentant de la
lignée des grands singes d’Asie, ndlr) qui pourtant avait une
taille un peu dissuasive. C’est une attitude humaine, mais par
ailleurs, elle souligne l’incompréhension que nous avons de l’évolution.
Nous comprenons qu’il y a des filiations mais nous ne connaissons
pas ses modalités. Un nouveau fossile, c’est un ancêtre, puis
on en apprend un peu plus et il devient non plus un ancêtre direct
mais un fossile qui possède suffisamment d’éléments pour montrer
à quoi peut ressembler l’ancêtre direct.
Récemment, j’ai été séduit par Australopithecus anamensis, qui a quatre millions d’années : la partie distale de son humérus
montre une articulation du coude très instable et le tibia montre
une articulation du genou très solide. Ces caractères très modernes
peuvent signifier qu ‘Anamensis était déjà bipède exclusif alors que Lucy, à l’inverse, possède
un coude fort et un genou instable. Peut-être que dès quatre millions
d’années nous avons une installation exclusive de la bipédie.
Que faites-vous de l’ «east side story» ?
Vous me croyez ou non, mais je n’y suis pas attaché. Elle a une
réalité dans le sens où, il y a huit millions d’années, il y a
eu un assèchement de la flore à l’est du Rift, les écosystèmes
ont changé. Parmi les centaines de milliers de fossiles recueillis,
il n’y a pas le moindre reste de grand singe. Le filtre de la
vallée du Rift a fonctionné de manière différentielle au long
des millions d’années. Mais peut-être que le berceau de l’humanité
est un large berceau qui entoure en auréole le noyau de forêts
autour du golfe de Guinée. Ou bien il y a eu un passage des hominidés
puis plus rien, puis un autre passage… Et d’ailleurs, dans quel
sens ? Il y a eu un endémisme partiel en Afrique orientale, c’est
reconnu. Mais il faut amender l’east side story. L’abandonner ? En tout cas, elle est à mettre de côté pour le
moment. |
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