Le Monde 11 juillet 2002

Au Tchad, un crâne fossile bouleverse l'histoire de l'humanité

Toumaï, arraché il y a un an aux sables du désert du Djourab par une équipe franco-tchadienne, serait vieux de six à sept millions d'années. Avec cette découverte, les paléontologues vont devoir s'interroger sur la théorie qui plaçait nos origines en Afrique de l'Est.

N'Djaména (Tchad) de notre envoyé spécial

A tout seigneur, tout honneur. C'est en présence du président tchadien Idriss Déby, et devant l'ensemble des corps constitués du pays, que le plus ancien hominidé connu - six à sept millions d'années, deux fois plus vieux que la célèbre Lucy - a fait sa première apparition publique, mercredi 10 juillet à N'Djaména (Tchad). Une bien grande foule pour un petit crâne bosselé, modeste puzzle tenu en place par sa gangue de grès. Le fossile fait déjà la fierté d'un pays qui a longtemps défrayé la chronique, plus pour les conflits dont il était le théâtre que pour ses trésors paléontologiques.

"Le Tchad, berceau de l'humanité ?", s'interrogent des affiches placardées çà et là dans la capitale. La question risque de tarauder bon nombre de paléontologues qui, il y a quelques années encore, n'auraient pas parié une mandibule sur les chances de retrouver dans cette zone d'Afrique un fossile présentant le moindre intérêt pour l'histoire de l'humanité. Michel Brunet (université de Poitiers-CNRS), directeur de la mission paléoanthropologique franco-tchadienne, qui réunit des chercheurs des universités de Poitiers et de N'Djaména et du Centre national d'appui à la recherche (CNAR) tchadien, n'est pas mécontent de les détromper.

"UNE BOMBE NUCLÉAIRE"

Sahelanthropus tchadensis, découvert le 19 juillet 2001 dans le désert du Djourab, une étendue brûlante érodée par le vent, à trois jours de piste au nord de N'Djamena, dont il publie avec ses collègues la première description dans la revue Nature, est bien une découverte de première grandeur. "Elle fera l'effet d'une bombe nucléaire dans le milieu de la paléoanthropologie", assure Dan Lieberman (Harvard University). Bernard Wood (Washington University) n'hésite pas à la placer au même niveau que celle du crâne de Taung, en 1924, en Afrique du Sud, lorsque Raymond Dart apporta une pièce décisive à l'appui de la thèse de l'origine africaine de l'humanité.

Michel Brunet mesure pleinement la portée de cette trouvaille. Mais, avant d'entrer dans ses détails et ses implications, il aime narrer, sur le ton du conteur, le long cheminement qui l'a conduit au Tchad, alors que la "fièvre de l'os" menait la plupart de ses confrères plus de 2.500 km plus à l'est, en Ethiopie, au Kenya et dans toute l'Afrique orientale, terre riche en fossiles. "Le point de départ, c'est l'Asie, en 1976, avec le ramapithèque, considéré à l'époque comme notre ancêtre", se souvient-il.

Las, après plusieurs saisons en Afghanistan puis au Pakistan, il faut se rendre à l'évidence : le ramapithèque n'est qu'un vulgaire pré-orang-outan. "Avec mon ami David Pilbeam, notre mot d'ordre a alors été : Go west." Mais où ? L'invasion de l'Afghanistan prouvait d'expérience qu'il fallait trouver un environnement géologiquement, mais aussi politiquement favorable. Le Tchad répondait à la première condition : Yves Coppens y avait déterré dans les années 1960 un crâne érodé prometteur, finalement plus jeune qu'espéré.
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Mais pas à la seconde, le conflit avec les forces libyennes au nord du 16e parallèle barrant l'accès aux zones les plus anciennes.

Ce fut donc le Cameroun. "Mais nous n'avons pas trouvé ce que nous cherchions, c'est-à-dire des singes." Cet échec se doublera d'un drame, avec la mort, au cours d'une mission, de son ami Abel Brillanceau en 1989. La "traversée du désert", comme il le dit lui-même, ne s'achèvera qu'en 1993, avec l'obtention d'un permis de fouille au Tchad, au nord du 16e parallèle. La première mission a lieu en 1994, et en 1995, son équipe décrit, déjà dans Nature, Australopithecus bahrelghazali, surnommé Abel. Vieux de 3 à 3,5 millions d'années, Abel fait aussitôt l'effet d'une bombe : personne ne s'attendait à ce qu'un australopithèque aussi ancien ait pu se trouver aussi loin à l'ouest.

MANUELS À RÉVISER


La théorie dominante veut en effet que nos premiers ancêtres soient apparus dans un environnement de savane, qui les aurait forcés à se redresser pour faire face aux prédateurs. Et l'Est africain avait précisément connu un tel changement d'environnement, avec l'élévation du rift, qui, il y a six ou huit millions d'années, l'avait coupé du reste de l'Afrique. Cette "East Side Story", formulée en 1982 par Yves Coppens, semblait jusqu'alors satisfaisante. Mais cette théorie, que le fragment de mâchoire d'Abel avait déjà bousculée, devait l'être tout autant les années suivantes par les découvertes d'hominidés bipèdes ayant vécu dans des environnements arborés, comme Orrorin (6 millions d'années), trouvé au Kenya en 2001 par l'équipe de Monique Senut et Martin Pickford.

Sahelanthropus vient probablement de lui porter le coup de grâce. Mais ce n'est pas le seul chapitre des manuels qu'il va conduire à réviser. Car ce nouvel hominidé, baptisé Toumaï, qui signifie "Espoir de vie"en langue goran, parlée dans le Djourab, est exceptionnel à plus d'un titre. Le crâne, les deux fragments de mâchoire inférieure, et les trois dents isolées qui le composent, étaient associés à une faune extrêmement variée : des vertébrés aquatiques et amphibies, des espèces liées à la forêt galerie, mais aussi à la savane arborée et à la prairie à graminées.

Patrick Vignaud (CNRS-université de Poitiers), qui a dirigé l'analyse de cet environnement, estime que Toumaï devait vivre près d'un lac mais aussi aux portes du désert. "Déterminer son habitat précis parmi cette mosaïque est un défi qui demandera des études de terrain et de laboratoire supplémentaires", reconnaît-il. Il est en revanche formel sur les datations. Cette faune, comparée à des animaux similaires trouvés dans d'autres sites africains dont l'âge est précisément connu, permet de faire remonter Toumaï à plus de six millions d'années. Mais tout autant que leur ancienneté, c'est la forme de ces ossements qui chamboule notre arbre généalogique. Ils présentent "un ensemble de caractères primitifs et dérivés qui permettent de considérer Toumaï comme proche du dernier ancêtre commun aux chimpanzés et aux humains, mais aussi comme l'ancêtre des hominidés plus récents", explique Michel Brunet.

Pour appuyer sa démonstration, il trace trois branches, celle qui mène aux gorilles actuels, aux chimpanzés, et aux divers "homos". Si, sous certains angles, les crêtes qui ornent le crâne peuvent rappeler le gorille, ce n'est pas sur cette branche que se tient son protégé. Et même si le volume du crâne (350 centimètres cubes environ) laisse supposer un individu ayant la stature d'un chimpanzé actuel, il ne le voit pas non plus sur ce rameau-là. En revanche, ses petites canines usées par la pointe, mais aussi sa face haute et peu prognathe, l'absence d'espace entre les dents le rangent "sans ambiguïté" dans le rameau humain. Et son épais bourrelet sus-orbitaire le désigne comme un mâle. Etait-il bipède ? Un crâne seul ne permet pas de trancher, mais sa base présente plusieurs caractères proches de ceux d'hominidés clairement bipèdes, remarque le paléontologue.

Ces caractères primitifs en feraient-ils un ancêtre direct plus probable que les australopithèques, qui ont longtemps tenu la corde, et sont à mi-chemin, au moins chronologiquement, entre lui et Homo sapiens ? "C'est une question importante, je n'ai pas la réponse", lâche Michel Brunet, sibyllin. Toumaï pourrait être à son sens l'ancêtre d'Ardipithecus (4,4 à 5,8 millions d'années), mais il est très éloigné d'Orrorin (6 millions d'années), autre prétendant au titre d'ancêtre originel.

"Nous n'en sommes qu'au début de cette histoire", prédit-il, livrant la leçon de son aventure : "L'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence." Son article dans Nature se conclut d'ailleurs par la promesse de prochaines "surprises". Mais, pour l'heure, il se garde d'avancer des hypothèses trop audacieuses et savoure les faits, qui ont récompensé son intuition. "Le Sahel comme le Kenya et l'Ethiopie sont des régions où se sont écrites les premières pages de l'humanité, résume-t-il. Nous avons simplement agrandi son berceau."

Hervé Morin

Le nouveau fossile n'a pas tout dit

Découvert il y a tout juste un an, le crâne de Sahelanthropus tchadensis est encore loin d'avoir livré tous ses secrets. Son excellent état de conservation devrait faciliter une reconstitution en trois dimensions, qui permettra de compenser les déformations engendrées par la pression des couches géologiques. L'équipe de Michel Brunet a déjà commencé ce travail, qui devra être complété par de nouvelles mesures par scanner afin de retrouver la forme exacte du fossile. Des fragments de canines qui permettront peut-être de mieux cerner ses habitudes alimentaires seront analysés à Nancy. Mais ce n'est pas tout. Il y a sur le site, estime Michel Brunet, "du travail pour des dizaines d'années". Mais pas pour des dizaines d'équipes, prévient-il. Aussi a-t-il décidé d'ouvrir son équipe à l'international. Elle compte désormais 40 à 45 chercheurs d'une dizaine de nationalités. Tous ceux qui auraient un projet scientifique cohérent à proposer sont les bienvenus.