Le Monde 11 juillet 2002
Michel Brunet : "On ne ramasse pas des fossiles comme des coquillages"

N'Djaména (Tchad) de notre envoyé spécial

Le déclic qui conduit à la découverte décisive est difficile à distinguer. A chaque fois pourtant, les grandes avancées scientifiques suscitent un récit originel. Dans le cas de Toumaï, outre la persévérance et la chance, la quête de solitude fut peut-être déterminante. "En 1997, nous avions monté une grosse expédition, se souvient Michel Brunet. Mais en milieu extrême, lorsque la cohabitation avec vos collègues petits singes bipèdes dure longtemps, vous finissez par rêver d'un peu de quiétude." C'est cette soif de tranquillité qui l'a conduit, avec une équipe réduite au minimum, sur un nouveau site 150 km plus à l'ouest de celui qui avait livré en 1995 les restes de l'australopithèque Abel.

Le secteur de Toros-Menalla allait se montrer particulièrement riche. Il comporte en effet plus de 300 sites à vertébrés fossiles répertoriés. "C'est une zone d'une platitude désolante, rompue seulement par des dunes de sable qui voguent au gré des vents."Ceux-ci érodent puissamment le sol de grès, vestige des sédiments du "paléolac Tchad", aujourd'hui bien moins étendu. En l'espace d'un an, 3 centimètres d'épaisseur peuvent être emportés par l'action éolienne, qui découvre, providence des chercheurs d'os, les fossiles emprisonnés. "Le vent est autant notre allié que notre ennemi", explique Michel Brunet, qui raconte que, pour se protéger de ses attaques incessantes, il utilise un... masque de ski. Ainsi équipé, il faut avoir l'œil acéré pour distinguer le fragment de canine ou le bout d'ossement qui fera la différence.

Le meilleur à ce jeu d'observation est sans conteste Ahounta Djimdoumalbaye, licencié ès sciences naturelles de l'université de N'Djaména, qui a trouvé la moitié des restes du nouvel hominidé. Il est vrai que les fragments étaient pour lui "assez grossiers" : il est en effet spécialisé dans la récolte de dents de rongeurs, qui font souvent moins d'un millimètre de long... "On ne ramasse pas les fossiles comme les coquillages", prévient cependant Michel Brunet.

IMAGES PAR SATELLITE

L'équipe ne cherche pas au hasard : les images prises par satellite permettent de distinguer les zones potentiellement fertiles, mais les informations fournies par les militaires, les hydrogéologues et les écrits des religieux qui, voyageant à pied, ont parfois consigné les observations qu'ils avaient faites chemin faisant, sont tout aussi précieuses. L'équipe ne cherche pas non plus n'importe où : au nord du 16e parallèle, ancienne zone de combats, les champs de mines ne sont pas rares, et le déplacement incessant des dunes rend leur localisation délicate. Le soutien logistique de l'armée française, présente sur place notamment à travers le plan Epervier, a été à cet égard précieux.

Une fois à pied d'œuvre, la récolte est méthodique : sédimentologues, géologues, techniciens et paléontologues travaillent de concert pour connaître l'environnement et le dater. Dans le cas du désert du Djourab, cette façon de procéder est capitale, car l'absence en surface de cendres volcaniques interdit toute datation absolue, par mesure de l'argon par exemple. La datation ne peut donc être que relative, fondée sur la comparaison de la faune associée au fossile - dans ce cas, 700 restes appartenant à 42 espèces dont 24 de mammifères primitifs -, avec des animaux appartenant à des niveaux géologiques datés par radiochronologie."Les cochons, par exemple, ont le même degré évolutif que ceux du Kenya, datés entre 6,4 et 7,5 millions d'années", explique Patrick Vignaud, qui a dirigé l'étude de cette faune. La méthode a fait ses preuve, assure Michel Brunet : "Le chronomètre, c'est l'évolution", résume-t-il.

L'étude du fossile lui-même implique d'autres expéditions : il faut se rendre dans les musées et collections qui recèlent les divers hominidés et les comparer un à un. Les bonnes relations avec le reste de la communauté sont dans cette phase essentielles, car le propre du paléontologue est d'être très jaloux de ses protégés. De cette prospection-là, qui l'a conduit du Kenya à l'Ethiopie, mais aussi en Arizona et en Californie, Michel Brunet est revenu avec la conviction que Toumaï était bien unique, appartenant à un genre et une espèce jamais décrits.

Hervé Morin
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Hominidés de l'Est, hominidés de l'Ouest

L'homme moderne, Homo sapiens, apparaît comme le dernier représentant d'un foisonnement d'espèces africaines, dont les Australopithèques fournissent la branche la plus riche. L'essentiel de ces hominidés, dont le plus célèbre spécimen est Lucy (3,1 millions d'années), exhumée en 1974 par Yves Coppens, Donald Johanson et Maurice Taïeb, ont été découverts en Afrique de l'Est, une région longtemps considérée comme le berceau de l'humanité. D'autres lignées plus ou moins anciennes ont été également arrachées aux sédiments dans cette région. Mais, en 1995, la découverte à 2 500 km de là, en plein désert tchadien, d'Abel, un australopithèque de 3,3 millions d'années, a conduit les paléo-anthropologues à s'interroger sur la pertinence de cette "East Side Story". La mise au jour, en 2001 au Tchad, d'un crâne vieux de six à sept millions d'années ne va pas simplifier les choses.