JEUDI 11 JUILLET 2002
(N° 18 015)
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Qu’il s’agisse d’ un ancêtre «partagé» des singes et des hommes ou de celui des australopithèques et des hommes modernes, cette nouvelle est fondamentale

Toumaï, nouveau grand-père ou vieux cousin

Cette découverte «aura l’impact d’une petite bombe nucléaire». Daniel Lieberman de l’université de Harvard, qui a examiné le crâne, ne modère pas son enthousiasme. C’est le fossile «le plus important depuis le premier homme-singe, l’Australopithecus africanus», mis au jour en 1924, renchérit Henry Gee, l’éditorialiste de la revue Nature pour la paléontologie. Toumaï, le primate dont le crâne a été retrouvé le 19 juillet 2001 dans le désert du Tchad, chamboule assurément le scénario des origines de l’homme.
La découverte d’Ahounta Djimdoumalbaye, pour le compte de la mission franco-tchadienne dirigée par Michel Brunet, directeur du laboratoire de paléoanthropologie de l’université de Poitiers (CNRS) est remarquable à trois titres : il s’agit d’un crâne presque complet, dans un état de conservation remarquable ; il aurait entre 6 et 7 millions d’années ; enfin, il a été retrouvé au Tchad, à 2500 km à l’ouest du Rift, frontière jusque-là incontestée du berceau de l’humanité.
Pas moins de trente-huit personnes signent l’article de Nature (1) publié aujourd’hui, parmi lesquels Yves Coppens, le chantre de l’East Side Story, scénario précisément remis en cause par la découverte tchadienne. C’est que Michel Brunet tenait à multiplier les avis sur le crâne. Il s’est rendu aux Etats-Unis, en Ethiopie et au Kenya, un moulage sous le bras, pour procéder à des comparaisons.
Sur le site TM266 du désert du Djourab, les restes de six individus ont été découverts dans le sable dont deux mandibules. Leurs caractères anatomiques les rattachent à une nouvelle espèce qui a été baptisée Sahelanthropus tchadensis.



Toumaï est-il un singe ou un homme ?
Dans la famille S. tchadensis, Toumaï, le seul dont on ait retrouvé la tête, avait une boîte crânienne de petite taille.
Entre 320 à 380 cm3, selon les calculs de l’équipe de Michel Brunet, c’est-à-dire un volume proche du chimpanzé. Le crâne est plus allongé que celui des australopithèques. Ses arcades sourcilières proéminentes font partie de ses traits primitifs. Les auteurs de la publication pensent qu’il s’agit d’un caractère sexuel, Toumaï étant vraisemblablement un mâle. En revanche, sa face, en particulier la partie subnasale, est plate, proche des hominidés. Le foramen occipital, l’orifice à la base du crâne par lequel passe la moelle épinière, évoque également davantage les pré-humains que les grands singes. Les comparaisons avec les australopithèques ou les gorilles sont rendues délicates par le fait que Toumaï a le crâne un peu écrasé. Michel Brunet prépare une reconstitution tridimensionnelle par ordinateur qui devrait permettre d’obtenir la morphologie d’origine de Toumaï.
Indice très important pour l’équipe de Poitiers : une canine. Celle-ci a une forme et une usure caractéristique des hominidés. Michel Brunet, ses co-signataires et les cinq experts qui ont relu l’article pour Nature en sont convaincus, Toumaï est bien un hominidé.
Ce n’est pas l’avis de Martin Pickford, du Collège de France, et de Brigitte Senut, du Muséum national d’histoire naturelle. Il convient de rappeler que tous deux sont les co-découvreurs d’Orrorin (6 millions d’années), qui prétendait jusque-là au titre de plus vieil hominidé. Tous deux ont lu la publication scientifique, et vu le moulage du crâne, assez brièvement. Ils estiment que Michel Brunet n’a pas effectué assez de comparaisons avec des grands singes du Miocène (- 22,5 à 5,5 millions d’années) ainsi qu’avec des gorilles actuels dont les traits varient considérablement selon les sous-espèces, le genre et les individus. Pour Martin Pickford, la fameuse canine «est un caractère typique d’un grand singe femelle !». Le débat est lancé.

Toumaï était-il bipède ?
C’est une question cruciale : la bipédie, avec le repositionnement du crâne qu’elle entraîne est le caractère-clé de l’hominidé, estime Brigitte Senut. A ce sujet, Michel Brunet reste prudent. «Je n’ai pas de fémur», souligne-t-il, à la différence d’Orrorin qui en a un, typique d’un bipède. Les auteurs de l’article de Nature écrivent cependant que la base du crâne et la face de Toumaï en font un bon candidat pour la bipédie. Donc pour l’appartenance à la famille des hommes.

Quel âge a Toumaï ?
Depuis 2000, c’est Orrorin tugenensis, médiatiquement surnommé le Millenium ancestor, qui prétendait au titre de plus vieil ancêtre de l’homme, avec un âge de 6 millions d’années. Il n’a pas été possible de dater Toumaï par les méthodes de radiochronologie, explique Michel Brunet. Le carbone 14 ne remonte pas aussi loin dans le temps. Quant au potassium et l’argon, il faudrait pour employer ces éléments, avoir trouvé de la cendre volcanique à proximité de Toumaï.
C’est donc par biochronologie qu’a été daté le crâne du Tchad, explique Patrick Vignaud (université de Poitiers, CNRS) qui co-signe un second article dans Nature consacré à l’environnement de Toumaï. «Cette méthode est basée sur l’étude de l’évolution de la faune trouvée sur le site, que l’on compare à d’autres fossiles», résume Patrick Vignaud. Ahounta Djimdoumalbaye et ses trois compagnons de l’équipée de juillet 2001 ont ramassé pas moins de 700 fossiles
de mammifères de 24 espèces, rien que sur le site TM266. Toumaï vivait sans doute au bord d’un lac (le lac Tchad s’est dans le passé étendu sur 400 000 km2 contre 5000 actuellement), comme en témoignent des restes d’une dizaine d’espèces de poissons d’eau douce recueillis dans la même strate. Tortues, lézards, serpents et crocodiles devaient abonder dans les environs. Des restes de hyènes et de grands félins voisinent avec des os d’équidés et de nombreux proboscidiens, les cousins primitifs de l’éléphant. On trouve encore dans le bestiaire des anthracothères, cousins des hippopotames, des bovidés et des giraffidés. Cette diversité ne permet pas de reconstituer l’environnement de Toumaï avec précision. Les auteurs évoquent à la fois les rives du lac, des prairies vertes, la savane et la forêt. Des analyses plus fines seront nécessaires pour y voir plus clair. Ce zoo fossile du Miocène permet d’affirmer que Toumaï «a clairement plus de 6 millions d’années, conclut Michel Brunet. Etje pense que c’est plus proche de 7 millions ». Des études supplémentaires sont prévues pour affiner la date. Agé de 6 à 7 millions d’années, Sahelanthropus tchadensis est le doyen des hominidés, ou même des grands singes.
Toumaï est-il notre ancêtre ?
Depuis la découverte en 1924 du premier australopithèque, jusqu’à celle d’Orrorin en passant par Lucy, l’ossuaire accumulé laissait penser que la séparation entre les grands singes et la lignée humaine s’était produite en Afrique de l’Est. A l’est de la cassure géologique du Rift, selon l’hypothèse de l’East Side Story popularisée par Yves Coppens. La découverte d’Abel, au Tchad en 1995, par l’équipe de Michel Brunet, a une première fois secoué cette hégémonie orientale. Et voici Toumaï, plus âgé de 3 millions d’années. Où le placer dans notre arbre généalogique ? Est-il le dernier ancêtre commun de l’homme et des grands singes ou notre plus vieil ancêtre direct, postérieur à cet embranchement ? «Je me suis longtemps interrogé», répond Michel Brunet. Toumaï a trop de caractères hominidés pour être l’ancêtre commun. Il a la face beaucoup moins prognate que la famille des australopithèques. Cela pourrait-il signifier que Lucy et les «australos» ne sont pas nos ascendants mais forment une branche cousine éteinte, et que Toumaï, lui, serait un ancêtre commun des australopithèques et de l’homme moderne ? La question «mérite d’être posée», commente prudemment Brunet. «Je ne transforme pas l’East Side Story en West Side Story, poursuit le paléontologue de Poitiers, ni ne prétends avoir trouvé le berceau de l’humanité. Quand une espèce apparaît, elle se disperse, et la probabilité de la trouver à son origine est nulle». Sa certitude: «le doyen de l’humanité est à l’ouest, on a agrandi le berceau». L’Afrique de l’Ouest est encore un terrain pratiquement vierge pour les paléoanthropologues. Toumaï est « un début d’histoire », conclut Michel Brunet, qui promet de nouvelles surprises.
F. N.-L.
(1) Nature du 11 juillet 2002. Voir aussi le site de l'Association des amis de la paléontologie au Tchad : www.chez.com/paleotchad ou http://site.voila.fr/Toumaye.