Quil sagisse d un ancêtre «partagé» des singes et des hommes
ou de celui des australopithèques et des hommes modernes, cette
nouvelle est fondamentale
Toumaï, nouveau grand-père ou vieux cousin
Cette découverte «aura limpact dune petite bombe nucléaire». Daniel Lieberman de luniversité de Harvard, qui a examiné
le crâne, ne modère pas son enthousiasme. Cest le fossile «le plus important depuis le premier homme-singe, lAustralopithecus
africanus», mis au jour en 1924, renchérit Henry Gee, léditorialiste de
la revue Nature pour la paléontologie. Toumaï, le primate dont
le crâne a été retrouvé le 19 juillet 2001 dans le désert du Tchad,
chamboule assurément le scénario des origines de lhomme.
La découverte dAhounta Djimdoumalbaye, pour le compte de la mission
franco-tchadienne dirigée par Michel Brunet, directeur du laboratoire
de paléoanthropologie de luniversité de Poitiers (CNRS) est remarquable
à trois titres : il sagit dun crâne presque complet, dans un
état de conservation remarquable ; il aurait entre 6 et 7 millions
dannées ; enfin, il a été retrouvé au Tchad, à 2500 km à louest
du Rift, frontière jusque-là incontestée du berceau de lhumanité.
Pas moins de trente-huit personnes signent larticle de Nature
(1) publié aujourdhui, parmi lesquels Yves Coppens, le chantre
de lEast Side Story, scénario précisément remis en cause par
la découverte tchadienne. Cest que Michel Brunet tenait à multiplier
les avis sur le crâne. Il sest rendu aux Etats-Unis, en Ethiopie
et au Kenya, un moulage sous le bras, pour procéder à des comparaisons.
Sur le site TM266 du désert du Djourab, les restes de six individus
ont été découverts dans le sable dont deux mandibules. Leurs caractères
anatomiques les rattachent à une nouvelle espèce qui a été baptisée
Sahelanthropus tchadensis.
Toumaï est-il un singe ou un homme ?
Dans la famille S. tchadensis, Toumaï, le seul dont on ait retrouvé la tête, avait une boîte
crânienne de petite taille.
Entre 320 à 380 cm3, selon les calculs de léquipe de Michel Brunet,
cest-à-dire un volume proche du chimpanzé. Le crâne est plus
allongé que celui des australopithèques. Ses arcades sourcilières
proéminentes font partie de ses traits primitifs. Les auteurs
de la publication pensent quil sagit dun caractère sexuel,
Toumaï étant vraisemblablement un mâle. En revanche, sa face,
en particulier la partie subnasale, est plate, proche des hominidés.
Le foramen occipital, lorifice à la base du crâne par lequel
passe la moelle épinière, évoque également davantage les pré-humains
que les grands singes. Les comparaisons avec les australopithèques
ou les gorilles sont rendues délicates par le fait que Toumaï
a le crâne un peu écrasé. Michel Brunet prépare une reconstitution
tridimensionnelle par ordinateur qui devrait permettre dobtenir
la morphologie dorigine de Toumaï.
Indice très important pour léquipe de Poitiers : une canine.
Celle-ci a une forme et une usure caractéristique des hominidés.
Michel Brunet, ses co-signataires et les cinq experts qui ont
relu larticle pour Nature en sont convaincus, Toumaï est bien
un hominidé.
Ce nest pas lavis de Martin Pickford, du Collège de France,
et de Brigitte Senut, du Muséum national dhistoire naturelle.
Il convient de rappeler que tous deux sont les co-découvreurs
dOrrorin (6 millions dannées), qui prétendait jusque-là au titre
de plus vieil hominidé. Tous deux ont lu la publication scientifique,
et vu le moulage du crâne, assez brièvement. Ils estiment que
Michel Brunet na pas effectué assez de comparaisons avec des
grands singes du Miocène (- 22,5 à 5,5 millions dannées) ainsi
quavec des gorilles actuels dont les traits varient considérablement
selon les sous-espèces, le genre et les individus. Pour Martin
Pickford, la fameuse canine «est un caractère typique dun grand singe femelle !». Le débat est lancé.
Toumaï était-il bipède ?
Cest une question cruciale : la bipédie, avec le repositionnement
du crâne quelle entraîne est le caractère-clé de lhominidé,
estime Brigitte Senut. A ce sujet, Michel Brunet reste prudent.
«Je nai pas de fémur», souligne-t-il, à la différence dOrrorin qui en a un, typique
dun bipède. Les auteurs de larticle de Nature écrivent cependant que la base du crâne et la face de Toumaï
en font un bon candidat pour la bipédie. Donc pour lappartenance
à la famille des hommes.
Quel âge a Toumaï ?
Depuis 2000, cest Orrorin tugenensis, médiatiquement surnommé
le Millenium ancestor, qui prétendait au titre de plus vieil ancêtre
de lhomme, avec un âge de 6 millions dannées. Il na pas été
possible de dater Toumaï par les méthodes de radiochronologie,
explique Michel Brunet. Le carbone 14 ne remonte pas aussi loin
dans le temps. Quant au potassium et largon, il faudrait pour
employer ces éléments, avoir trouvé de la cendre volcanique à
proximité de Toumaï.
Cest donc par biochronologie qua été daté le crâne du Tchad,
explique Patrick Vignaud (université de Poitiers, CNRS) qui co-signe
un second article dans Nature consacré à lenvironnement de Toumaï.
«Cette méthode est basée sur létude de lévolution de la faune
trouvée sur le site, que lon compare à dautres fossiles», résume
Patrick Vignaud. Ahounta Djimdoumalbaye et ses trois compagnons
de léquipée de juillet 2001 ont ramassé pas moins de 700 fossiles
de mammifères de 24 espèces, rien que sur le site TM266. Toumaï
vivait sans doute au bord dun lac (le lac Tchad sest dans le
passé étendu sur 400 000 km2 contre 5000 actuellement), comme
en témoignent des restes dune dizaine despèces de poissons deau
douce recueillis dans la même strate. Tortues, lézards, serpents
et crocodiles devaient abonder dans les environs. Des restes de
hyènes et de grands félins voisinent avec des os déquidés et
de nombreux proboscidiens, les cousins primitifs de léléphant.
On trouve encore dans le bestiaire des anthracothères, cousins
des hippopotames, des bovidés et des giraffidés. Cette diversité
ne permet pas de reconstituer lenvironnement de Toumaï avec précision.
Les auteurs évoquent à la fois les rives du lac, des prairies
vertes, la savane et la forêt. Des analyses plus fines seront
nécessaires pour y voir plus clair. Ce zoo fossile du Miocène
permet daffirmer que Toumaï «a clairement plus de 6 millions
dannées, conclut Michel Brunet. Etje pense que cest plus proche
de 7 millions ». Des études supplémentaires sont prévues pour
affiner la date. Agé de 6 à 7 millions dannées, Sahelanthropus
tchadensis est le doyen des hominidés, ou même des grands singes.
Toumaï est-il notre ancêtre ?
Depuis la découverte en 1924 du premier australopithèque, jusquà
celle dOrrorin en passant par Lucy, lossuaire accumulé laissait
penser que la séparation entre les grands singes et la lignée
humaine sétait produite en Afrique de lEst. A lest de la cassure
géologique du Rift, selon lhypothèse de lEast Side Story popularisée
par Yves Coppens. La découverte dAbel, au Tchad en 1995, par
léquipe de Michel Brunet, a une première fois secoué cette hégémonie
orientale. Et voici Toumaï, plus âgé de 3 millions dannées. Où
le placer dans notre arbre généalogique ? Est-il le dernier ancêtre
commun de lhomme et des grands singes ou notre plus vieil ancêtre
direct, postérieur à cet embranchement ? «Je me suis longtemps interrogé», répond Michel Brunet. Toumaï a trop de caractères hominidés
pour être lancêtre commun. Il a la face beaucoup moins prognate
que la famille des australopithèques. Cela pourrait-il signifier
que Lucy et les «australos» ne sont pas nos ascendants mais forment
une branche cousine éteinte, et que Toumaï, lui, serait un ancêtre
commun des australopithèques et de lhomme moderne ? La question
«mérite dêtre posée», commente prudemment Brunet. «Je ne transforme pas lEast Side Story en West Side Story, poursuit le paléontologue de Poitiers, ni ne prétends avoir trouvé le berceau de lhumanité. Quand une
espèce apparaît, elle se disperse, et la probabilité de la trouver
à son origine est nulle». Sa certitude: «le doyen de lhumanité est à louest, on a agrandi le berceau». LAfrique de lOuest est encore un terrain pratiquement vierge
pour les paléoanthropologues. Toumaï est « un début dhistoire
», conclut Michel Brunet, qui promet de nouvelles surprises.
F. N.-L.
(1) Nature du 11 juillet 2002. Voir aussi le site de l'Association des amis
de la paléontologie au Tchad : www.chez.com/paleotchad ou http://site.voila.fr/Toumaye.
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